LA FIN ET LES MOYENS - France Catholique
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Le martyre des carmélites
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LA FIN ET LES MOYENS

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Il y aura bientôt dix ans que s’est terminée l’entreprise de la revue «The Idler » (le Paresseux), non celle du docteur Samuel Johnson (NDT- essais satiriques publiés à Londres entre 1758 et 1760), mais ma propre tentative de journalisme civilisé dans le Grand Nord Blanc. Au long de la décennie précédente, elle se maintint clopin-clopant comme un magazine d’ « intérêt général élevé ».

Le choix du titre était « contre-culturel ». Nous vivons dans une société qui récompense le travail et l’entreprise dans un pays de vastes opportunités, avec le « rêve américain » qui semble se ramener à l’idée d’enrichissement rapide. Cette notion racole de chaque côté de la plus longue frontière la moins défendue. La paix elle-même est associée à la démocratie et à la libre entreprise. Le « pragmatisme » est ou non la philosophie dominante mais elle est comme un fluide dans l’eau.

« La philosophie est la version officielle de l’Etre. La poésie en est sa version officieuse » (Wallace Stevens, qui se convertit au catholicisme sur son lit de mort). Nos poètes émigraient vers l’Europe jusqu’à ce qu’ils bénéficient de sinécures dans nos universités de brique rouge.

L’objet de la publication du « Paresseux » était classiquement contre-culturel : camper en travers du sens de l’Histoire et aboyer : « arrêtez ». Qu’elle ait réussi à survivre presque dix ans sans subventions notables dans la brutalité de l’économie monétaire tient du miracle. Nous dépendions presque exclusivement des abonnements (nous perdions sur les ventes en kiosque) et étions nus côté publicité. Nous arrivâmes toutefois à un lectorat qui aurait pu remplir un stade de hockey et qui nous était passionnément fidèle, si l’on en jugeait par le taux de réabonnements

Pourquoi faisions-nous cela ? Bonne question, qui fut parfois posée. A un journaliste de télévision, j’avais répondu : « par pure vanité ». La pauvre dame s’attendait si peu à cette désinvolture de ma part (bien qu’honnête) qu’elle en perdit le fil de ses questions.

Ce fut avec un publicitaire que j’eus le débat le plus mémorable. Il m’avait gentiment proposé de me reconduire à l’issue d’une réunion qui avait pour objet de promouvoir le magazine auprès des agences de publicité. Il me dit qu’il appréciait la revue, qu’il l’avait lue et avait été vaguement amusé et intéressé. Il ajouta qu’il ne pensait pas que ce soit le cas de beaucoup de gens. Il était intrigué par le fait que quelqu’un puisse imaginer de lancer quelque chose qui n’ait aucun potentiel de faire de l’argent.

La route était fastidieuse. Comme j’objectais que ceux qui l’aimaient devaient s’en remettre à leur propre jugement, il trahit une certaine irritation. J’eus droit à un sermon. J’avais tort. Jeter de l’argent et consacrer du travail pour un « produit » qui était exclu de réussir dans le marché de masse était non seulement vain, mais vicieux et impertinent.

J’avais sans doute mérité cette leçon. Au cours de la réunion, j’avais en effet fait une remarque qui lui était sans doute parvenue à l’oreille. Elle pouvait passer aussi pour un sermon de morale dans le sens opposé. La remarque avait été formulée de manière amicale mais notre homme était de taille à en percevoir les subtilités et il y en avait.

J’avais fait référence à la masse de talents qui étaient employés dans les départements « création » de l’industrie de la publicité. J’étais sincère car je pensais aux rédacteurs, aux metteurs en page, aux dessinateurs et aux photographes que j’avais rencontrés, et à toute cette imagination déployée pour les grandes campagnes publicitaires. Des techniques acquises mais aussi des dons de Dieu sont à l’œuvre dans ce type d’entreprises.

Et subtile la pierre que j’avais lancée dans ce jardin : imaginez quelles magnifiques œuvres pourraient être créées si ces talents s’exerçaient comme dans les temps anciens et non exclusivement au service de l’argent-Dieu.

Je méritais donc sa réaction. L’Eglise catholique reconnaît le droit à la légitime défense. Elle l’a élevé au-dessus du règne animal en y introduisant la raison. Pendant vingt siècles elle nous a enseigné de toujours garder en vue la fin ultime quand armés de notre liberté nous choisissons entre divers moyens disponibles (pour St Thomas, la fin ultime n’est pas négociable).

Nous ne devons pas seulement rechercher le meilleur résultat mais le meilleur moyen d’y parvenir. Le choix des moyens est d’autant plus important que dans chacune de nos actions se reflète la fin poursuivie. La fin ne justifie pas les moyens, nous l’avons tous entendu et nous pensions l’avoir compris en attendant notre tour à confesse. De mauvais moyens ne peuvent que refléter une mauvaise fin. C’est le déclic qui doit nous faire penser – la voix inquiète de la conscience qui nous avertit que nous sommes sur la mauvaise voie, allant au mauvais endroit. Vouloir débrancher cette alarme serait pire que tout.

Ceci n’est pas une critique du « capitalisme », opposé à un « socialisme » implicite dans l’Etat-providence, qui use de la contrainte au service d’un Dieu qui fait paraître l’argent-Dieu sous un meilleur jour. Il n’y a rien d’intrinsèquement mauvais à vouloir gagner sa vie, soutenir sa famille, ou trouver les moyens de financer les causes justes qui autrement péricliteraient.

Si vous étudiez l’histoire du Moyen Age, vous ne pouvez manquer d’être impressionnés par l’activité industrielle des monastères qui vivaient du produit de leurs ressources hautement valorisées en biens de consommation. Le nom du monastère était une marque de qualité et une garantie. La nouvelle évangélisation pourrait y trouver matière à réflexion en liant plus étroitement travail et finalité au sein d’entreprises comparables.
Pain et fromage, bière et charcuterie, art, musique, poésie, architecture, science et philosophie, même des revues – tout est bon. Ou peut se révéler bon quand chaque aspect du processus est bien ordonné. Tout doit être bien coordonné depuis l’investissement initial jusqu’aux phases de production et de commercialisation. Même une honnête publicité de détail peut être utile.
Mais, dans tout ce que nous faisons, chacun doit savoir quel Dieu il sert. Sinon nous aurons une économie analogue à celle qui nous entoure.


Tableau : Le Dr. Johnson par Joshua Reynolds.
(sans doute relisant une épreuve de « The Idler » (le Paresseux) ; il ne s’agit pas de celui de David Warren bien sûr.)