Jamais nous ne pourrons voir l’heureuse paix s’installer au milieu de nous tant que ne sera pas extirpé de nos neurones l’obsession de ce carnage qui se fait au sein de nos hôpitaux : pratiquement 220.000 avortements chaque année ! Mais nos jeunes reçoivent l’unique solution proposée : la liberté coïtale la plus totale ; elle ne peut s’accompagner, cela va de soi, que d’un nombre équivalent de grossesses. « Chasteté » est une inconnue. « Abstinence », une incongruité. « Respect » du corps de l’autre avant le mariage semble une invention médiévale…
Comment ces jeunes, sans cesse bousculés par des propagandes sexualistes devenues folles, à la fois ignobles mais protégées comme des idoles par nos responsables culturels et politiques, pourraient-ils s’orienter et regagner une vision libérée de la bête – à moins de vivre et grandir en des familles responsables, éduquées à la responsabilité de l’être ?
J’en viens à ce qui ce matin m’a paru soudain comme une remarque de désolation et qui concerne notre façon de nier en l’abdiquant la dignité de notre être en ce qu’il a de transcendant par rapport à la nature du monde en lequel nous vivons : à partir de cette pratique universelle du meurtre de nos tout commencements. Marée d’immondices, océan d’infimes sacrifiés à nos propres commodités. Mais je vais ici concentrer mon propos juste sur une catégorie particulière parmi les tout petits qui disparaissent au sein des avortoirs, celle des trisomiques.
Ce qui reste pour moi un étonnement des plus profonds, qui touche à la stupéfaction la plus extrême – cela va naturellement au limite de l’incompréhensible, et touche à une sorte de sacré inversé, une néantisation de notre pensée, la mise de côté de toute réflexion sur « qui » nous sommes réellement, alors que nous laissons la plus triviale des sauvageries assumer ce qui est de notre seule responsabilité quand il s’agit de la défense de l’être humain en ses commencements – c’est que l’on puisse croire, à propos du test génétique fœtal à partir de quelques gouttes de sang maternel, qu’il permet de « donner aux futurs parents la possibilité d’un choix libre » : car justement avorter est comme d’avance se reconnaître indigne pour toujours de tout engendrement, c’est ouvrir en soi même un abîme à jamais de souffrance, d’accablement, de désespérance… Le moment du « choix » évoqué comme devant être « libre » ne se situe pas une fois l’enfant conçu mais avant même qu’il le soit. « Vouloir » l’enfant, c’est l’accepter d’avance tel qu’il sera en son actuel inconnu, l’accepter même si éloigné de l’« idéal » rêvé ! (Je mets ici de côté tout ce qui appartient à l’ordre de la foi et du pardon de soi par soi-même ainsi que du pardon de Dieu…)
Combien de parents, terriblement affectés par l’enfant reçu dans leurs bras au moment de sa naissance parce qu’il se révéla sous les traits d’un trisomique, ont été par la suite comblés, au-delà du vraisemblable, d’un amour des plus inattendu et dont ils tremblent à la seule idée qu’ils auraient pu passer à côté de cet amour, éprouvé d’abord comme inconcevable, reconnu ensuite comme une bénédiction ? Mais encore, combien de parents, triomphants à la naissance devant leur enfant superbe, beau, bien proportionné, disent-ils, paré d’yeux magnifiques, d’oreilles délicieuses, d’une bouche adorable, se sont retrouvés plus tard atterrés parce que cet enfant « leur » enfant, pourtant toutes les années de son enfance et de l’adolescence comblées de prévenances, de mille attentions, cadeaux, sourires, amour donc, a fini par se retourner contre eux, les rejetant, rempli d’une incompréhensible haine, de sa propre vie ? (Je suis allé au pire, mais entre les deux se découvre un nombre infini de situations plus ou moins amères, désespérantes.)
Je ne puis ignorer la difficulté de l’acceptation d’une infirmité chez l’enfant attendu : mais les difficultés sont le lot de toutes les familles, même celles apparemment les plus favorisées. Donner la vie est un acte qui transcende les désirs, les apparences, les situations : elle est tout simplement la vie en son imprévisibilité, elle est une exigence qui exclut tout égoïsme, réclamation d’un don de soi chaque jour reconduit… Tant de femmes ont hélas accepté les suggestions de rejet, d’interruption d’une grossesse qui était pourtant leur gloire – comme si cet enfant-là, en l’ombre la plus intime de leur sein, n’avait pas été à égalité de dignité avec elles , même encore au stade de la cellule unique résultant de la rencontre en l’acte d’amour ! – les voici donc qui se retrouvent, plus tard, peut-être à leur propre mort, désemparées d’avoir ainsi succombé à l’insolente et sourde proposition, l’irresponsable et aveugle affirmation qu’il n’y avait qu’à rejeter hors d’elle-même qu’un pauvre « bout de viande », « amas de cellules » : comme s’il était vraisemblable que ce « bout de viande », une fois assuré son développement jusqu’à l’accouchement, aboutisse à ce « petit d’homme » dans toute sa fragilité en même temps qu’en sa si mystérieuse « humanité » !
Et maintenant la survie des petits trisomiques se retrouve encore plus menacée juste du fait qu’il suffit de « quelques goûtes de sang » prises chez ces femmes encore mère mais qui se métamorphoseront en bourreaux, l’espace d’un court instant, pour avoir succombé aux « conseils » de « spécialistes » sans l’ombre d’une autorité les qualifiant pour sentencieusement les orienter vers la mise à mort de ces petites vies : or ces enfants marqués pour l’abattoir sont viables, eux qui peuvent grandir, aimer, apprendre… seulement quelque peu différents de l’idéal imprudemment recherché, peut-être même exigé… comme si les géniteurs étaient eux-mêmes parfaits ! Mais demain (et qu’importe que ce soit dans dix ou quinze ans ?), nous savons que seront mises au point des thérapies géniques efficaces, dont enfin ils pourront bénéficier, ce qu’espérait si fortement le professeur Jérôme Lejeune.
Vision insoutenable : des milliers d’enfants jetés aux poubelles des hôpitaux n’y auront donc pas droit.
Ce qui laisse l’esprit ahuri, c’est que le Directeur général de la santé n’a pas hésité une seconde à s’exprimer ainsi : « De telles avancées alimentent les questions tenant au risque possible de dérive eugéniste » ! Mais, Monsieur le Directeur, il y a déjà de nombreuses années que notre pays est entré dans cette dérive ! 96% des trisomiques détectés par les méthodes invasives et risquées jusqu’ici pratiquées sont victimes de cet eugénisme qui se dit déjà au passé et que l’État français a laissé s’installer, tel un serpent venimeux, dans le corps même de notre société.
Jacques Le Goff s’interroge fortement à ce sujet : et se demande ce que les gens de mon espèce auraient fait si un tel « malheur » était tombé sur eux ? Je n’ai pas à opposer cette question à ce qui me tourmente ; nul ne doit être arrêté par cette considération émotionnelle : les principes sont au-delà des émotions. Cette question est à l’évidence dangereuse, parce que l’être humain se sait faible, parfois misérable : et la formuler serait d’emblée risquer que l’on puisse, par pitié à la vérité commode, rassurante, lâche, ne plus tenir au principe de l’absolu respect dû à la vie donnée. Cependant, il ose mettre sous les yeux de ses lecteurs quelques références qui font se souvenir utilement de ce que l’homme peut faire contre sa progéniture : « Inventé à la fin du XIXe siècle, le mot « eugénisme » fait figure de spectre hantant notre horizon depuis la Seconde Guerre mondiale. On se souvient qu’au nom de « l’amélioration de la race », le régime hitlérien avait définitivement stérilisé plus de 300 000 handicapés et euthanasié 200 000, par « miséricorde », dixit Hitler. À la même époque, Alexis Carrel préconisait, dans L’homme, cet inconnu, la construction d’un « établissement euthanatique pourvu de gaz appropriés » à l’intention des éléments dangereux de la société1. Et cet eugénisme « négatif » par élimination se doublait d’un autre dit « positif » consistant dans la sélection par croisement des meilleurs spécimens dans les Lebensborn (fontaines de vie). Comme le bétail. »
Qui ne voit que notre société, qui a évolué vers un individualisme qui n’est autre qu’un égoïsme tétanisant, n’est pas prête à recevoir quelque avis que ce soit sur ce qui touche au devoir de responsabilité. – « Responsable de ce rien du tout, diront presque tous les concernés, un « être » indiscernable, invisible à l’œil nu ? Et puis quoi encore ? » Et l’un s’esclaffera : « Je mettrai ma vie entre parenthèses pour laisser venir au monde un infirme ? Une mocheté ? Je suis libre, libre et encore libre ! On ne m’imposera rien ! » Etc.. Je pourrai poursuivre un tel dialogue, ce serait affreux à lire quoique vraisemblable. Déjà ces quelques mots appartiennent à l’espèce d’épouvante qui me paraît prospérer sur des charniers, eux aussi presqu’invisibles : on s’arrange fort bien pour cacher ces infimes témoins morts et que le sang soit lavé. Un monde nickel ou les « eugénisés » ne doivent pas se voir.
S’ajoute à la nouvelle pratique qui s’annonce la possible découverte de certitudes complémentaires, à tout le moins la probabilité de maladies graves mais curables. Le résultat à venir est à mon sens écrit d’avance : ce sera l’exécution pour la plupart de ces petits êtres menacés d’une maladie grave2. Il sera, en effet, très bientôt, plus commode de décrypter l’ensemble du message génétique du fœtus que de s’en tenir à des précisions bien cernées.
Je n’ai aucune confiance dans ce que dit le Comité d’éthique : il n’est chargé que de conseiller et ne risque rien à suivre le mouvement. Certes, il précise que « le contexte technologique plus favorable n’autorise pas à utiliser ces outils sans considération des questionnements éthiques très importants qui en découlent ». Tous les colloques sur l’éthique ont-ils empêché de s’accentuer notre évolution vers le pire ? La tendance est à couper court aux réflexions pour prendre rapidement la décision désirée ou que l’on fait désirer, ici la suppression des embryons jugés à risque, quoique non incurables.
Jacques Le Goff écrit encore : « Cela d’autant plus que s’observe une tendance à souhaiter l’élargissement des cas de recours au diagnostic préimplantatoire qui permet le tri des embryons dans des situations très exceptionnelles. Avec le risque corrélatif d’une « stigmatisation du handicap », tout handicap devenant intolérable. »
J. Bowman avait signalé que, si la « normalité » telle qu’elle s’exprime aujourd’hui dans les médias avait existé autrefois et par là circonvenu les principes qui protégeaient la vie à son apparition, « les épileptiques Dostoïevski et Jules César, les utilisateurs de drogue comme Poë et Rimbaud, les psychotiques Newton et Van Gogh, l’aveugle Milton, le sourd et fils d’alcoolique Beethoven, les handicapés comme Guillaume II et Byron, l’indigent Mozart, les tuberculeux Schubert, Chopin, Stevenson, le syphilitique et lépreux Gauguin, le difforme Toulouse-Lautrec… auraient été classifiés parmi les indésirables ». Combien de génies parmi les 220.000 envoyés à la mort en France chaque année ? Mais tout être conçu est un trésor !
Je crois que l’urgent aujourd’hui n’est plus seulement d’essayer de convaincre ceux qui refusent toute approche morale de cette question, le plus grand nombre s’étant laissé fossiliser dans une conviction qui tient de l’idolâtrie : mais d’agir pour que le plus grand nombre possible de jeunes soient informés que l’on ne peut durablement évacuer la question morale (bien plus qu’éthique) de l’accueil des enfants, quels qu’ils soient, au sein même d’un amour assez grand et fort pour les porter, quels que soient leurs problèmes, leur atouts, leurs invalidités, leur beauté… Car l’amour, s’il est vécu à fond, est en lui-même capable de faire naître le bonheur, sans doute seul à disposer de ce pouvoir.