Au cours des deux derniers mois, on a pu lire, dans les pages de First Things – aussi bien version papier qu’électronique – et aussi dans quelques autres publications en ligne, une controverse importante et animée à propos de la nature et des limites des argumentations qui s’appuient sur la Loi naturelle.
Tout a commencé avec un essai écrit par un éminent théologien David Bentley Hart (l’auteur de ce livre magnifique Mirages athéistes).
Parmi ceux qui l’ont critiqué on trouve les philosophes Edward Feser et R.J. Snell.
Ses alliés comptent dans leurs rangs Rod Dreher, Peter Leithart, et Alan Jacobs, bientôt mon collègue à l’Université de Baylor.
La force de l’argument de Hart à l’encontre de la loi naturelle repose sur un principe, naguère avancé par le philosophe écossais David Hume (1711-1776).
Hume prétend que l’on ne peut déduire ce qui « doit être » de ce qui « est ». Ecoutons Hart :
« Même si on pouvait caractériser de façon exhaustive toutes les données de notre nature, la clause supplémentaire consistant à affirmer que nous sommes moralement obligés de nous comporter en accord avec ces caractéristiques ou qu’un comportement naturel est préférable à un autre qui ne le serait pas resterait malgré tout un élément surajouté à tout ce qu’une simple caractérisation descriptive peut appréhender».
Ainsi, par exemple, le fait que les êtres humains ont besoin de se nourrir et de boire pour survivre n’est pas la raison première de laquelle découlerait l’immoralité du fait pour Joseph Staline d’avoir affamé le peuple d’Ukraine et d’avoir envoyé ses prêtres et évêques orthodoxes dissidents dans les Goulags de Sibérie. Selon Hart, on ne peut accéder à la connaissance du bien pour l’homme à partir seulement de la nature humaine.
Certes Hart a raison, s’il veut uniquement dire que par la simple observation de la nature humaine, sans considération aucune de ce que nous aurions appris du bien pour l’homme, nous ne pouvons déterminer ce qui est bon pour des êtres humains. Mais son raisonnement n’est que sophisme biaisé car dans sa vision du monde il fait abstraction de ce qu’il considère comme non essentiel à une connaissance en vérité alors qu’il s’agit justement pour ces contradicteurs de quelque chose d’essentiel.
Ce serait un peu comme si un partisan acharné de l’équipe des Boston Celtics expliquait à un partisan de l’équipe des Miami Heat que son équipe est la meilleure en supposant que les joueurs Dwayne Wade et de LeBron James ne joueraient pas pour les Miami ; comme si, en faisant abstraction de deux joueurs essentiels et en continuant à estimer qu’une comparaison est cependant possible, sous prétexte que le match peut encore se jouer sans ces deux joueurs.
C’est exactement la façon de faire de Hart :
« L‘hypothèse que l’ordre moral et l’ordre naturel peuvent être liés par autre chose que des rapports purement pragmatiques est le précédent logique à notre interprétation du monde ; c’est un acte de foi dans la nature mais pas pour autant un acte de foi naturel ; c’est un jugement surnaturel qui permet de rendre intelligible la réalité naturelle d’une façon toute particulière ».
En d’autres termes, tout « devoir » que nous attribuons à la nature humaine n’est pas de fait la conséquence de la nature humaine, mais bien plutôt du cadre conceptuel que nous appliquons à la nature humaine. Ainsi, la loi naturelle n’est pas naturelle. Elle se forme, pour reprendre les termes mêmes de Hart, à partir des convictions surnaturelles intimes de chacun. »
Si de fait c’est ainsi que cela se passe – et que tous nos jugements sur « ce que l’on doit faire » ne sont que des empreintes artificielles sans portée universelle et sans fondement objectif – alors on ne voit pas bien pourquoi on devrait se préoccuper de l’avis de Hart. Après tout, il conclut que compte tenu de la nature même de la nature, nous devrions être d’accord avec lui. Mais si on ne peut déduire un « devoir être » d’un « c’est », comment donc Hart y arrive-t-il ?
C’est bien parce que la loi est « écrite dans no cœurs, » (Romains 2,15), et que même ceux qui dénient avec véhémence cette réalité, doivent un jour ou l’autre admettre cette réalité profonde pour présenter leur point de vue. Ainsi, nous pourrions demander à Hart : pourquoi donc nous devrions-nous adopter votre raisonnement ? Est-ce parce qu’il nous montre la vérité et que la vérité est bonne ? Et si oui, sur quelle base croyons-nous que la vérité est bonne ?
Une réponse – et celle qui parait la plus sensée – est que l’esprit humain est ordonné vers la vérité : en raison de sa constitution même, l’esprit humain a pour finalité la recherche de la connaissance et de la sagesse. Pour cette raison, si Hart a raison, quiconque rejetterait volontairement et malignement son point de vue serait dans l’erreur.
Mais un tel jugement repose sur la déduction d’un « devoir » à partir d’un « fait », justement parce que notre connaissance des « faits comprend non seulement les causes matérielles et efficientes, dont nous sommes bien évidemment conscients, mais comprend aussi une prise en compte tacite des causes finales et formelles qui n’osent pas dire leur nom.
Hart a certainement raison de dire, comme il le fait dans son essai, que nous vivons une époque où cette approche est refusée par d’aucuns qui ont adopté une vision déterministe de la nature.
Mais, comme nous l’a montré l’exemple même de Hart, le déni affiché n’est pas la même chose que le déni effectif. Il arrive que des gens aient une pratique qui ne soit pas en accord avec la doctrine qu’ils confessent. Notre devoir, comme chrétiens, est d’attirer l’attention sur ce fait et de parler à ces gens de ce Dieu inconnu qu’ils adorent sans le connaître (Act 17,22-23)
Francis J.Beckwith est professeur de Philosophie et d’Etudes ecclésiales à l’université de Baylor où il est aussi « Résident Fellow » à l’Institut des recherches sur la religion.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/the-law-that-dare-not-speak-its-name.html
photo : David Bentley Hart