Il est rare que, dans une matière où l’on est plongé depuis longtemps et lisant un auteur dont on a eu maintes fois l’occasion de rencontrer les idées, l’on tombe sur une surprise. Les lecteurs de cette chronique savent que j’y ai souvent parlé des études faites par les psychologues sur l’intelligence, le génie et la « créativité »1. Me tenant au courant des publications les plus importantes sur ce sujet et sachant ce qu’y font les spécialistes, je croyais être, si l’on peut dire, à l’abri de toute idée révolutionnaire pour un bout de temps.
La surprise, pourtant, la voici, et elle est de taille.
Le CEPL vient de publier pour la première fois en français la classique étude sur les Hommes de génie du grand psychologue allemand Ernst Kretschmer (a). Kretschmer est cité, régulièrement mais sans beaucoup d’éclat, dans toutes les publications (livres ou études) où il est question de caractérologie. Il est l’inventeur d’un certain classement des caractères ou tempéraments, et d’une théorie qui relie ces types de tempérament à la fréquence des deux grandes maladies mentales, la schizophrénie et la psychose maniaco-dépressive.
Jambes courtes et cheveux blonds
Les idées de Kretschmer appartiennent donc à une psychologie maintenant dépassée : il est mort en 1964, et la plus grande partie de son œuvre date de l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire d’une époque où les méthodes quantitatives, véritablement scientifiques, ne s’étaient pas encore généralisées en psychologie2. Le livre dont Françoise Gauquelin vient, avec un flair remarquable, d’assurer la réédition, n’échappe pas à cette critique. Par exemple, Kretschmer y parle encore de races « alpine » et « nordique » comme d’entités anthropologiques réellement fondées. Selon lui, il existerait en Europe des races plus ou moins pures bien localisées sur la carte, avec des zones géographiques de métissage.
On sait maintenant (b) que c’est là une grossière illusion. Il y a seulement des fluctuations statistiques plus ou moins localisées, qui font que les cheveux ont tendance à blondir quand on s’approche de la Baltique, ou les jambes à se raccourcir par rapport au tronc dans une zone qui joint la Bretagne à l’Auvergne, aux Alpes et à l’Europe centrale. Il n’y a là rien qui puisse être appelé « race », mais seulement de faibles variations dans l’homogénéité de la répartition géographique des genres humains. Aussi bien doit-on tenir pour une pure rêverie toute la partie du livre de Kretschmer qui tente de prouver la fécondité en génies du « métissage » entre les deux races « alpine » et « nordique ». Que signifierait ce métissage de deux races inexistantes ? (c) 3
Mais voici la surprise, et je l’ai dit, elle est de taille. Il est même incroyable que cette trouvaille ne soit jamais citée, alors qu’elle fut publiée en 1929.
En fouillant la généalogie des grands génies allemands, Kretschmer a découvert qu’une proportion énorme d’entre eux sont, et le plus souvent à des siècles de distance, liés par la consanguinité ! C’est en Souabe (la province allemande la plus riche en grands hommes, et celle qui a par conséquent le plus retenu son attention) que le phénomène est le plus évident4.
« Leurs arbres généalogiques, écrit-il (p. 51), s’entrelacent partout. Ce sont toujours les mêmes noms de famille qui réapparaissent parmi les ancêtres de la plupart de ces hommes célèbres. En d’autres termes, ces hommes de génie ne sont que les “lieux” où les dons se manifestent de façon particulièrement frappante dans une vaste famille consanguine où une intelligence bourgeoise est cultivée localement avec une grande régularité depuis des siècles, famille dont les différents membres se distinguent par le niveau et non par l’orientation spécifique des dons. » Kretschmer donne alors une liste de noms, et l’on ne peut qu’être stupéfait d’apprendre que tous ces hommes avaient des liens de consanguinité. Je n’avais, pour ma part, jamais lu cela nulle part.
« De ce groupe, dit-il, sont issus Hegel, Schelling, Hölderlin, Uhland, Lörike. Même pour Schiller, les récentes études de son arbre généalogique ont montré que le niveau et la nature de ses dispositions n’étaient pas aussi inattendus dans le processus héréditaire qu’on le pensait au premier abord (d). En effet, on trouve dans sa souche maternelle, au-delà de l’arrière-grand-mère Uschalk, toute une série de vieilles familles marquantes d’humanistes souabes, telles que les Aulber, Schrotlin, Brassinacus, Vogler, von Plienigen, etc., qui ont joué un rôle dès le XVIe siècle et qui ont fourni des prélats, des professeurs et des docteurs de grande valeur, et même un poète apprécié, Alexandre Brassinacus. Son ancêtre Mathias Aulber fut une personnalité de premier rang dans l’histoire de la réforme en Allemagne du Sud et ne fut pas seulement l’aïeul de Schiller, mais aussi de Hegel, de Uhland, etc. »
Tous ces grands hommes du XVIIIe siècle seraient même liés au fameux Paracelse, le médecin et alchimiste de la Renaissance. À la même famille consanguine appartiennent aussi Schelling, Nietzsche, Lessing, Herder. En remontant l’arbre généalogique de Gœthe, on trouve encore, par la branche maternelle (Textor), le même groupe. Parmi ses ancêtres, Gœthe compte Lucas Cranach, et en descendant de Lucas Cranach, on trouve Hauff, Kerner, Hegel et Mozart ! Ajoutons-y un nom que Kretschmer ne cite pas, sans doute par délicatesse, car l’intéressé vivait encore en 1929 : Carl Gustav Jung, le fameux psychologue suisse, descend en droite ligne (mais par la main gauche) de Gœthe, puisque son grand-père paternel, qui comme lui s’appelait Carl Gustav Jung, était un fils naturel du grand poète allemand5.
On reconnaît l’arbre à ses fruits
N’est-il pas fantastique de découvrir que Gœthe, Lucas Cranach, Nietzsche, Mozart, Schelling, Hegel, Lessing, Hölderlin, Paracelse, C.-G. Jung et une foule immense d’autres Allemands célèbres de moindre stature étaient parents ? N’est-il pas plus fantastique encore que seul, apparemment, Kretschmer se soit intéressé à ce fait ? A-t-on fouillé en France la généalogie de nos grands hommes ? Quelqu’un s’est-il interrogé sur la signification de cette hérédité de la fécondité intellectuelle ?
J’ignore la réponse à ces questions. Les livres de référence les plus approfondis et les plus récents n’y font aucune allusion6.
Aimé MICHEL
(a) Ernst Kretschmer : Les Hommes de génie (CEPL, 114, Champs-Élysées, 75008 Paris).
(b) John Geipel : Anthropologie de l’Europe (Laffont, 1969), notamment le chapitre V.
(c) Soulignons que, malgré son attachement à l’idée des « races » européennes, Kretschmer fut un courageux antinazi et que pendant le nazisme, ayant résilié toutes ses fonctions officielles, il fit son possible pour aider les juifs persécutés.
(d) L’ascendance immédiate de Schiller était paysanne et bourgeoise très modeste.
Chronique n° 158 parue dans F.C. – N° 1402 – 26 octobre 1973
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 18 mars 2013
- Aimé Michel a traité de l’intelligence, du génie et de la créativité dans les chroniques n° 40, Quand les chiffres plébiscitent la famille (25.05.2010), n° 66, Les paradoxes du génie – La racine du génie n’est pas dans l’intelligence, mais dans la volonté (21.02.2011), n° 67, La querelle des programmes (26.04.2010) et n° 114, L’homme chiffré – Les sciences humaines aussi permettent de prévoir : l’exemple du QI (22.04.2011).
- Kretschmer distingue trois types morphologiques fondamentaux :
Le type leptosome (étroit) est celui d’un individu maigre, élancé, aux épaules étroites, au visage allongé, aux traits anguleux, à la peau sèche et anémiée
Le type athlétique (ou musculaire) est celui d’un individu de taille moyenne ou plus grand que la moyenne, aux épaules puissantes, au thorax imposant, au ventre tendu.
Le type pycnique (épais) est celui d’un individu de stature moyenne, tassé, au visage mou et large, au cou massif et court, au thorax bombé, au ventre gras.
Cette classification a exercé une grande influence mais son intérêt est limitée car elle repose sur de « beaux spécimens » qui sont des cas extrêmes : ils attirent l’attention mais sont peu représentatifs. Comme le signale Aimé Michel, les travaux modernes sont fondées sur la statistique et la recherche des corrélations (qui en générale restent faibles) ou des absences de corrélation entre caractères mesurés, qui ne sont d’ailleurs pas uniquement morphologiques mais peuvent être physiologiques ou psychologiques.
- Les races font l’objet du cinquième chapitre « Génie et race » (pp. 61-77). Dans le passage clé, Kretschmer présente la thèse du métissage, fermement rejetée par Aimé Michel, de la manière suivante : « Si nous marquons sur une carte d’Europe les lieux de naissance des personnages de génie les plus importants dans les arts et les sciences, puis les emplacements des monuments culturels les plus importants (par exemple en architecture), et si nous superposons cette carte culturelle à la carte raciale, l’importance écrasante de la zone de mélange nordo-alpine pour la civilisation européenne contemporaine ressort de façon frappante. Cette zone de mélange nordo-alpine, autrement dit la zone où ces deux races sont le plus fortement représentées dans la population, englobe la plus grande partie de la France, les Flandres et la Hollande, la plus grande partie de l’Allemagne, avant tout la partie médiane et sud de l’aire linguistique allemande, y compris la Rhénanie, la Saxe et la Thuringe, et enfin l’Italie du nord et du centre. Cette zone raciale est le berceau célèbre de la civilisation européenne contemporaine. »
- Toutes les citations qui suivent sont extraites du quatrième chapitre « La sélection des dons » (pp. 48-60).
- Voici ce que dit Henri F. Ellenberger de l’ascendance du célèbre psychiatre suisse dans son Histoire de la découverte de l’inconscient (trad. par J. Feisthauer, Fayard, Paris, 1994) :
« Son grand-père, Carl Gustav Jung (1794-1862), était une figure légendaire à Bâle. Fils d’un médecin allemand, il avait étudié la médecine à Heidelberg où il avait connu les poètes romantiques (…). Carl Gustav Jung l’aîné eut une carrière étonnamment brillante : médecin très en vogue à Bâle, il fut élu recteur de l’université, devint grand maître de la franc-maçonnerie suisse, et publia des traités scientifiques ainsi que des pièces de théâtre sous divers pseudonymes. La rumeur publique en faisait un fils illégitime de Goethe. Les deux hommes présentaient, en effet, une certaine ressemblance physique. Carl Gustav Jung l’aîné ne fit jamais allusion à cette rumeur, mais il est peut-être significatif que dans une page de son journal il juge sévèrement le manque de sens moral des deux pièces de Goethe et que dans un traité anatomique sur les os surnuméraires il ne cite pas l’étude classique de Goethe sur l’os intermaxillaire. Ce prétendu lien de parenté avec Goethe contribua à faire de Carl Gustav Jung une figure légendaire de son vivant. Tel était l’homme fascinant que le psychiatre Carl Gustav Jung ne connut jamais, mais dont il portait le nom et dont l’image exerça sans aucun doute une grande influence sur sa destinée. » (pp. 678-679).
Goethe (1749-1832), le premier grand écrivain de langue allemande, est également célèbre pour ses idylles et ses succès féminins. En 1788, à son retour de Rome, où il passa les deux années les plus heureuses de sa vie, il revint à Weimar où il vécut avec Christine Vulpius, une jeune femme simple et peu cultivée de la moyenne bourgeoisie qui lui donna cinq enfants. En dépit du qu’en dira-t-on il ne l’épousa qu’en 1806. Ce serait donc dans cette période, vers 1793-1794, aux environs de sa 43e année que Goethe aurait connue Madame Jung.
- Je n’ai trouvé cité nulle part non plus ces observations de Kretschmer, qui n’est plus mentionné, semble-t-il, que pour ses travaux sur les liens entre la constitution corporelle et la personnalité. Par contre l’existence de familles célèbres est bien connue depuis le livre classique de Francis Galton, Génie héréditaire (1869). J. Segond, qui lui emprunte ses exemples, écrit ceci à l’époque de Kretschmer : « Comment éviterions-nous de rapporter les caractères mystérieux du génie individuel à la somme de ses hérédités connues ou inconnues ? De quelque ordre qu’il s’agisse, les exemples ne manquent pas, illustres et probants. C’est, dans l’ordre musical, la famille des Mozart, dont le grand compositeur, fils et frère d’artistes de talent, condense dès lors en lui tout le meilleur d’un héritage incontestable. Et c’est mieux encore la dynastie innombrable des Bach, dont la suite est détaillée, du seizième siècle au dix-neuvième, par les biographes de celui qui représente au plus haut degré leur don héréditaire indéniable, Jean-Sébastien. Mais, dans l’ordre pictural, ne sait-on pas que le “divin” Raphaël procède d’un dieu inférieur sans doute, mais de qui la qualité, demi virtuelle encore, prélude à la perfection de la sienne ? (…) Si l’on cherche dans l’ordre spéculatif de la science, deux “suites”, bien célèbres à leur tour, s’offrent au regard : les deux Van Helmont, dans l’histoire de la médecine ; les quatre Bernouilli dans celle de la mathématique. Et comment ne pas songer, si l’on fait état de l’évolution des sciences naturelles, aux deux Darwin, le grand-père divinateur et annonciateur Erasme, le petit-fils observateur et réalisateur Charles, sans oublier du reste les mérites de Galton, neveu et arrière-petit-neveu de ces deux hommes extraordinaires ? Mais les “suites” que l’on vient de rappeler, les dynasties du monde spirituel, sont choses rare ; et c’est leur rareté qui les fait illustres et détermine le choix de tels exemples par l’estime commune. » (J. Segond, Le problème du génie, Flammarion, Paris, 1930, pp. 83-84)
Une bonne part du travail de Galton visait à démontrer que les personnes éminentes ont des proches parents éminents en proportion supérieure à ce qu’on peut attendre du seul hasard. A première vue ses preuves paraissent convaincantes. Cependant les critiques lui ont trouvé des faiblesses. En premier lieu, les données ne sont pas aussi sûres que Galton ne le pense. Une tentative de réplication faite trois générations plus tard montra que seuls les juges éminents se groupent en configurations familiales (Bramwell, B.S., Eugenics Review, 39 :146-153, 1948). La moitié des juges éminents ont des parents qui sont des juges célèbres, mais dans d’autres professions le pourcentage tombe à 20% ou moins. En second lieu, d’autres explications sont possibles, notamment les avantages sociaux et les privilèges de classe, qui sont si importantes justement en matière de justice et de politique.
Dean K. Simonton (Genius, Creativity, and Leadership. Historiometric Inquiries, Harvard University Press, Cambridge et Londres, 1984) attaque une autre idée de Galton : l’équivalence de l’éminence et de l’intelligence. Son étude porte sur 342 monarques héréditaires d’Europe du moyen-âge à l’époque napoléonienne. Il détermine l’éminence de chaque gouvernant par le nombre de citations qui lui sont consacrées et son intelligence d’après l’étude d’un certain Wood (1906). Simonton montre que l’intelligence se transmet de génération en génération conformément aux lois de la génétique (par exemple, le grand-père n’influence pas l’intelligence du fils une fois prise en compte la contribution du père ; l’intellect d’une reine doit autant à son père que celui d’un roi). Par contre, l’éminence se transmet de manière complètement différente : l’influence du grand-père est indépendante de celle du père et lui est supérieure ; la célébrité d’un roi est liée à celle de son père et de son grand-père mais non celle d’une reine. Simonton suggère que le jeune prince prend davantage modèle sur son grand-père que sur son père. Il conclut que Galton n’avait qu’en partie raison : l’intelligence est bien génétiquement héritée, même si ce n’est pas au point où il l’envisageait, mais l’éminence est transmise d’une génération à l’autre par un processus plus sociopsychologique que biologique.