Notre méditation a porté sur Abraham, ce mystérieux homme de foi, et sur son fils Isaac, homme de paix. Voyons maintenant le petit-fils, Jacob, celui qui dira à propos des peines endurées au cours de sa vie tumultueuse — je reprends ici les mots de l’agonie de l’évêque par Browning 1 — « mon pèlerinage fut marqué par le mal et la brièveté. »
L’auteur sacré nous dit que Jacob était un homme pacifique, mais son premier geste auquel nous assistons est de saisir le talon de son frère Ésaü lors de leur naissance. Ils sont jumeaux, mais certes pas identiques. Ésaü est velu, Jacob est lisse de peau. Ésaü est un de ces garçons qui plaisent à leur père pour leur activité débordante; Ésaü est un grand chasseur, comme Nemrod, de triste mémoire, que les Pères de l’Église associent à l’histoire de la Tour de Babel. Jacob est un de ces garçons adorés par leur maman, avec un tempérament plein de douceur, peut-être un peu enjôleur comme une femme.
À aucun moment l’auteur sacré ne suggère que Jacob est un homme de sainteté. À dire vrai, notre sympathie va vers Ésaü quand il s’aperçoit que Jacob lui a chipé la bénédiction de son père Isaac. Le coup joué par Rébecca à son mari a bien failli briser le ménage. Demandons-nous alors pourquoi le Seigneur Dieu a fait son choix sur un homme tel que Jacob pour être « Israël »: tout un peuple rassemblé sous un nom évoqué par sa lutte avec un ange du Seigneur.
Dieu suscite Ses Saints parmi nous, des saints d’une beauté bouleversant le cœur, ou excitant les envieux, et les soumet aussitôt à la calomnie et à la persécution. Ainsi furent choisis Mère Térésa, le Père Damien de Molokai, Jeanne d’Arc, Jean Bosco, et tant d’autres. Mais vu sous un autre angle, le choix de Dieu s’exerce « parmi nous », avec nos cervelles vacillantes et nos comportements douteux. Nous sommes poussière destinée à la gloire, boue modelée en œuvre d’art. Comme nous le verrons, Jacob a beaucoup à apprendre, et les leçons seront dures.
Je pense cependant qu’on peut porter au crédit de Jacob qu’il est un homme « de volonté ». les grands poètes chrétiens et les théologiens comprennent que notre amour pour Dieu alimente bien nos désirs et les attise pour nous faire chauffer à blanc. Le problème des pécheurs n’est pas qu’ils souhaitent trop, mais qu’ils souhaitent bien trop peu. Au contraire du négociant à la recherche de perles rares, ils se contentent de verroterie. Ils ne montent pas avec Jésus sur le Mont Tabor. Ils restent en bas, jouant aux dés avec les ruffians du coin, à un sou la mise.
Voilà pourquoi l’Esprit Saint descendit sur les apôtres sous forme de langues de feu, et pourquoi le Seigneur apparut à Moïse en un buisson ardent qui brûlait sans se consumer. Bien plus, il brûlait de tant de sainteté que Moïse dût détourner son visage.
Sur la paresse, le plus ignoble des péchés mortels, Dieu déclare qu’Il agira peu; Il vomit ceux de Laodicée. La volonté est tout autre. En ce sens, Jacob est le chasseur, celui qui cherche, pas Ésaü. Quand Ésaü rentre de la chasse, mourant de faim, Jacob lui offre une assiette de potage, un ragoût aux lentilles qu’il avait cuisiné, mais à condition qu’Ésaü lui cède son droit d’aînesse, car Ésaü était sorti le premier du sein maternel, et donc était l’aîné. Sans réfléchir, Ésaü répond: « tu vois bien que je suis à l’article de la mort, à quoi me servirait mon droit d’aînesse?»
Et Ésaü prête serment, ne prenant évidemment pas la chose au sérieux, ce que l’auteur sacré relève d’un commentaire tout cru: « C’est tout le cas qu’Ésaü fit du droit d’aînesse.» (Gn, 25:34). Encore de nos jours on cite Ésaü comme exemple d’individus incapables de saisir les grands bienfaits qui se présentent à eux, préférant la grise médiocrité. On dit d’eux lui qu’ils ont vendu leur droit d’aînesse pour un plat de lentilles.
Ainsi considéré, sans pour autant justifier la ruse de Jacob, on peut commencer à saisir le canevas de sa vie. Prenons l’exemple de son célèbre rêve. Quand Isaac envoie Jacob à Padan-Aram, pour trouver une épouse au sein de la tribu — et non une femme issue de Canaan, comme avait fait Ésaü précédemment — Jacob s’endort dans un champ à Luz, et « il eut un songe: Voilà qu’une échelle était dressée sur la terre et que son sommet atteignait le ciel et des anges de Dieu y montaient et descendaient !» (Gn, 28:12).
L’échelle de Jacob — un thème favori de l’art chrétien comme chez les mystiques. Dante l’a pris pour son « Paradiso », décrivant la vigueur spirituelle des grands contemplatifs. Le « Chevalier à la croix rouge » de Spenser, sur le Mont des Contemplations [NDT: conte féérique publié vers 1590.], voit les anges monter et descendre, se saluant amicalement. Milton avait aussi l’image à l’esprit en décrivant l’activité des messagers de Dieu: « volant par milliers à la vitesse de la pensée, sans repos, au-dessus de la terre et des océans.» L’échelle évoque à la fois la distance et la proximité, les différences et les similitudes.
C’est aussi une incitation pour l’homme volontaire. Car tout le message de l’Écriture nous dit que Dieu descend vers nous pour nous faire monter à Lui. Il n’y a pas de panneau au pied de l’échelle « Réservé au personnel autorisé ». C’est pourquoi Jacob voit le Seigneur en haut de l’échelle, s’adressant personnellement à lui en ces termes: « Je suis Yahvé, le Dieu d’Abraham ton ancêtre et le Dieu d’Isaac.» Puis Dieu poursuit en renouvelant à Jacob la promesse faite à son père et à son grand-père : « La terre sur laquelle tu es couché, je la donne à toi et à ta descendance ; Ta descendance deviendra nombreuse comme la poussière du sol… et tous les clans de la terre se béniront par toi et ta descendance.» (Gn, 28:13 – 14).
L’auteur sacré ne pouvait bien sûr pas savoir comment celà se réaliserait. Mais il en fut ainsi.
Anthony Esolen
NDT: : texte français des citations bibliques tiré de la Bible de Jérusalem.
Tableau : L’échelle de Jacob – Marc Chagall, 1973.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/the-key-that-fits-the-lock-part-15.html