Deux choses à se rappeler au sujet d’Abraham, alors qu’il se tient sur les monts de Moriyya, le poignard à la main. Abraham est comblé de dons. Abraham est soumis.
Il faut voir nettement la relation entre ces deux propositions. Un enfant obéissant à son père pour en recevoir des cadeaux obéit, mais imparfaitement. Il se conforme aux paroles de son père, pas à son cœur. L’enfant obéissant par amour n’a pas besoin de cadeaux en récompense, l’amour qu’il partage avec son père est en soi la plus grande récompense.
Abram étant venu au secours de son neveu Lot et du roi de Sodome attaqués par le roi de Shinéar et ses alliés, le roi de Sodome lui propose de prendre tout le butin et lui demande de lui remettre les prisonniers. Mais Abram répondit : « Je lève la main devant le Dieu Très-Haut qui créa ciel et terre; ni un fil ni une courroie de sandale, je ne prendrai rien de ce qui est à toi, et tu ne pourras pas dire « j’ai enrichi Abraham »» (Gn, 14;22-23).
Tout ce qui est au ciel et sur terre appartient à Dieu, qui est équité. On n’imagine guère Achille refusant de prendre au moins un ou deux chevaux, une jolie mignonne, et un casque bien ouvragé.
Et pourtant, l’instant d’avant, Abraham accepta avec joie un cadeau somptueux; «Melchisédech, roi de Shalem, apporta du pain et du vin; il était prêtre du Dieu Très-Haut. Il prononça cette bénédiction : « Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut qui créa ciel et terre, et béni soit le Dieu Très-Haut qui a livré tes ennemis entre tes mains ».Et Abram lui donna la dîme de tout.» (Gn, 14;18-20).
Remarquez la différence. Le roi de Sodome n’est nullement en position de négocier avec Abraham, mais ce dernier n’acceptera même pas une courroie de sandale. Cependant le mystérieux Melchisédech — son nom signifie « Roi de justice » — fait à Dieu l’offrande du pain et du vin, et Abraham accepte le dixième de tous ses biens, uni à Melchisédech dans leur culte du Seigneur. Le Seigneur est le véritable détenteur, c’est donc Lui le donateur.
De même lorsque le Seigneur apparaît à Abraham dans la plaine de Mambré : trois jeunes hommes parlant parfois à l’unisson, parfois un par un. Il n’est pas surprenant que les Pères y voient la révélation de la Trinité, et, dans le repas pris avec Abraham, le présage de l’Eucharistie.
Des anges apparaissent bien à Lot à Sodome, mais, là, c’est le Seigneur qui apparaît. Et après qu’Abraham leur eût préparé le pain et la viande, et aménagé un emplacement confortable à l’ombre d’un arbre, ils lui annoncent que dans un an Sarah donnera le jour à un fils.
Notre Sarah, s’affairant en cuisine et, comme bien des femmes en tous temps, tendant l’oreille, éclata de rire. « Maintenant que je suis usée, je connaîtrais le plaisir! Et mon mari qui est un vieilleard ! » (Gn, 18;12). Comment est-ce possible? Ils ne pratiquent plus tous deux ce genre d’exercice. Mais elle conçoit, et leur rire un peu gêné devient un cri de louange, et ils nomment leur fils Isaac (le nom Isaac est une allusion au rire) : « Et Sarah dit Dieu m’a donné de quoi rire, tous ceux qui l’apprendront me souriront.» (Gn, 21;6).
Et maintenant, c’est ce fils venu en son grand âge, porteur de la promesse, don parfait, au nom résonnant de joie, que le Seigneur ordonne à Abraham de sacrifier. En Hébreu il n’y a pas d’adjectif possessif, c’est un suffixe joint au nom qui en tient lieu, résumant l’amour dans les noms d’Abraham et d’Isaac. La traduction mot-à-mot est impossible.: « …ton fils, ton unique, que tu chéris…» (Gn, 22;2). S’ensuit le splendide et terrible dialogue entre le fils et son père.
« Isaac s’adressa à son père et dit « Mon père! » Il répondit : « oui, mon fils! » — « Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste? » Abraham répondit : « c’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils ».» (Gn, 22;7-8).
L’auteur sacré ne nous dit pas l’angoisse d’Abraham. Les mots ne sauraient suffire. Seul, le garçon romp le silence, et la réponse d’Abraham est donnée pour rassurer Isaac. Et pourtant, Abraham ne croyait pas si bien dire.
Abraham dit que Dieu pourvoira. Voilà la clé. C’est Dieu le pourvoyeur. Ce n’est pas à la suite d’un quiproquo sacré qu’Abraham a quitté Ur. Abraham n’a rien accompli pour mériter les faveurs de Dieu. Isaac lui-même est un don gratuit de Dieu. La forme de l’épreuve peut nous paraître cruelle, mais c’est la cruauté d’une arrière-pensée dépendant d’un échange qui est rejetée. Dieu ordonne qu’Abraham Lui donne tout, sans la moindre restriction — ce qui est un acte d’amour parfait. Dieu fournira lui-même l’agneau, ce qui signifie que le sacrifice premier dans l’amour est celui de Dieu.
L’Ange dit: « n’étends pas la main contre l’enfant ! » (Gn, 22;12), employant le terme affectueux qui, en Hébreu, désigne un jeune. Quel sera alors le sacrifice? Le bélier dont les cornes sont prises dans le buisson: ce n’est pas l’agneau d’Abraham, mais l’agneau de Dieu. Abraham se réjouit, et nomme l’endroit « Yahvé-yireh » « Yahvé voit, le Seigneur pourvoit ». La rime sous-entend une identité propre au Seigneur, voir et pourvoir. Le don du Seigneur est don d’amour.
Un poète anonyme anglo-saxon le souligne de manière frappante: « Wudu baer sunu », ce qui a un double sens : « le fils a porté le bois » ou « le fils a été mis sur le bois ». Ambiguïté grammaticale délibérée. Car le Fils, le Fils unique du Père, le Fils en qui le Père met toute sa faveur, porterait le bois de la croix sur le mont de souffrance, serait Lui-même l’agneau immaculé, Melchizédech et Isaac, prêtre, roi et oblation.
— – Tableau : Abraham sacrifiant Isaac – Laurent de La Hyre (1650). NDT: texte français des citations bibliques tiré de la Bible de Jérusalem. http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/the-key-that-fits-the-lock-part-ten.html
— – Tableau : Abraham sacrifiant Isaac – Laurent de La Hyre (1650). NDT: texte français des citations bibliques tiré de la Bible de Jérusalem. http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/the-key-that-fits-the-lock-part-ten.html