L’un de problèmes avec les amis d’université, c’est que vous ne pouvez pas les garder. Personne ne souhaite le départ de ses amis et pourtant, prolonger leur séjour est le pire qui puisse leur arriver. L’université est une étape transitoire que l’on traverse pour aboutir à autre chose. Ce n’est pas permanent, Dieu merci.
Alors, quand vos amis sont convoqués pour des entretiens d’embauche, tout en espérant qu’ils décrochent le boulot, vous savez que, s’ils réussissent, ils partiront. Et s’ils partent, vous ne les aurez plus auprès de vous pour bavarder entre les cours, pique-niquer ensemble sur les pelouses ou jouer au softball 1 l’été.
Mais d’un autre côté, s’ils restent, il n’y a pas d’avenir pour eux : ils n’auront pas d’emploi, ni de salaire régulier, ni d’endroit convenable pour y vivre, ils ne pourront pas faire leur trou, vivre leur vie.
S’ils restent leur bourse d’étude ne sera plus versée, l’université ne leur assurera plus le contrat étudiant d’assurance santé, et ils seront relégués au poste peu enviable d’auxiliaire d’enseignement, un statut que vous ne souhaiteriez pas à votre pire ennemi, alors ne parlons pas de vos amis les plus chers.
Je me rappelle l’été où l’un de nos amis avait terminé son mémoire mais n’avait pas encore de travail, (même avec un doctorat de science, quelque chose de monnayable, pas comme le mien) envisageait de postuler chez Dennys (chaîne de restaurants) pour un emploi de serveur.
Un gars de l’équipe de softball l’a mis en boîte sans pitié : « Tu sais ce qu’ils vont dire chez Dennys, pas vrai ? Oh, très bien, vous avez le diplôme. Mais les publications ? Ici, chez Dennys, nous comptons sur au moins deux publications dans des journaux de premier plan. »
Fort heureusement, Dave s’est trouvé un emploi avant la fin de l’été, ce qui fait que nous avons dû jouer le reste de l’été sans lui. Nous étions tristes de le voir partir, mais son départ donnait tout son sens à l’espoir qu’il y a une vie après l’université, après l’étude, les cours et ces idiots d’articles que personne ne lira jamais – une vraie vie plutôt qu’une préparation perpétuelle à la vraie vie.
Maintenant, parmi toutes les choses auxquelles je souhaiterais que la vie ne ressemble pas, l’université tient sûrement la tête de liste. Et pourtant il s’avère qu’il y a une remarquable similitude : les amis ne peuvent pas rester – l’existence humaine est un état transitoire qui prend fin un jour, tout comme le cycle d’études.
Mon voisin d’à côté, mon très cher voisin, est mourant. Il est octogénaire et son cancer de la prostate a gagné la colonne vertébrale. Les médecins lui donnent au mieux six mois.
De bons voisins deviennent une part du confort de votre vie, tout comme l’érable japonais derrière la maison ou le porche grinçant en façade. La plupart du temps, vous ne pensez pas à eux. Mais ils apportent joie et stabilité par leur présence, et quelque chose de capital ferait défaut s’ils n’étaient plus là. C’est pareil avec les bons voisins.
Vous n’avez pas besoin de les voir tous les jours pour savoir qu’ils sont là. Vous voyez leur poubelle sortie, leurs lampes allumées le soir, leur journal sur les marches du porche, leur voiture présente ou absente de l’allée. Des signes de vie, comme on dit.
Ils ont leurs habitudes, comme vous avez les vôtres, et elles marquent vos journées. « M. Rowland s’est levé tôt aujourd’hui » disons nous lorsque sa voiture n’est déjà plus là quand nous sortons le matin, ma femme et moi, ou bien « Fichtre, Anthony veille tard ce soir » quand nous voyons la lumière briller chez lui plus tard qu’à l’ordinaire. Il prend soin de son jardin d’une certaine manière, garde ses haies impeccablement taillées -tellement mieux que je ne fais – et ramasse toujours avec diligence les feuilles tombées. Sauf cet automne. Pas besoin de le voir chaque jour pour savoir que quelque chose d’essentiel manquerait s’il n’était plus là.
Le voisinage, c’est un bien commun, et un bien commun n’est pas la simple agrégation de biens particuliers. Si cela était vous pouriez remplacer un élément perdu, comme on change une ampoule grillée, et tout continuerait comme avant. Mais il n’en est rien. Perdre un membre de la communauté affaiblit l’ensemble, en change l’essence.
Et là, il y a un problème : nous ne pouvons pas garder Anthony indéfiniment, pas plus que nous ne pouvons garder éternellement ce cher érable. Le temps et Dieu en disposent autrement. Je ne peux pas plus garder Anthony que je ne pouvais garder mes amis d’université. Vouloir qu’il reste ici indéfiniment équivaudrait à souhaiter son malheur.
La femme bien-aimée d’Anthony, Colette, cette merveilleuse Française, est morte depuis plusieurs années déjà, et il s’est souvent demandé, comme le font de temps en temps les seniors après le décès de leur épouse, pourquoi il ne l’avait pas encore rejointe.
C’est un chrétien fervent, et il sait que sa vie ne lui appartient pas, que Dieu a encore du travail à faire -sur lui ou à travers lui. Mais cela ne lui évite pas de caresser parfois cette pensée inévitable : quand serai-je réuni à ma chère femme ?
Le moment où Anthony entendra l’appel à aller vers la vraie vie – la seule qui n’est pas transitoire ou illusoire – n’est pas connu. Je sais que quand cet appel viendra, il me manquera beaucoup. Cependant, je serai un ami sans cœur si je voulais le garder plus longtemps que ses jours fixés. Mon seul souci en attendant est comment l’aider à se préparer au voyage – et comment faire face quand il ne sera plus là.
Aucun doute là-dessus, de ce moment-là, j’aurais besoin de son aide et de celle de Colette pendant les jours qui suivront.
Randall Smith est professeur de théologie à l’université de Saint Thomas à Houston.
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note : l’auteur précise dans un commentaire qu’il n’a rien contre les auxiliaires d’enseignement, bien au contraire, mais contre le statut déplorable qui est le leur, et qu’il espère voir amélioré à l’avenir.
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http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/on-the-passing-of-a-beloved-neighbor.html
Pour aller plus loin :
- Cher Claude-Henri Rocquet, très cher ami, ce 4 avril 2016, douze jours après ton départ pour la Maison du Père,
- Il payait les impôts locaux de son voisin…
- L'amour désire connaître le bien-aimé.
- La paternité-maternité spirituelle en vie monastique est-elle menacée en Occident ?
- À toi, Paul VI tant aimé, avec toute l’Église : merci !