Vincent Peillon mérite-t-il qu’on lui tresse une auréole ? Peut-on le suspendre en effigie sous le porche de nos églises ? Car enfin, annoncer que l’on va re-enseigner la morale – morte pourtant, non ? – est un moment d’une historicité incontestable. J’émets pourtant une réserve : il parle d’une morale particulière, autonome par rapport à la morale tout court.
Donc, dit-il, la morale revient à l’école, comme autrefois certes, mais différemment car elle sera une morale seulement laïque, non celle d’une religion, d’une philosophie, d’un peuple, non une morale universelle, mais seulement la morale de la République française, c’est-à-dire une république qui tient tout, non de Dieu comme toute créature, mais d’elle-même, une morale telle que la conçoivent les socialistes, c‘est-à-dire « une morale laïque », précise-t-il, d’une laïcité telle que la conçoivent également les socialistes et non d’autres groupes politiques.
Elle sera donc une morale qu’on ne pourra confondre avec une autre et elle sera enseignée à partir de septembre 2013.
Vincent Peillon fait sonner sur les ondes cette « nouvelle », qui n’en est pas une au sens propre du mot puisque déjà Monsieur Darcos l’avait réintroduite à l’école depuis quelques années sans être vraiment suivi par les enseignants de l’École de la République… Il suppose, me semble-t-il, que depuis 1968 tout ce qui avait pignon sur rue, tenait rôle public, s’honorait d’un statut de dirigeant, de député, de sénateur, de pédégé etc., etc., se comportait d’une façon totalement amorale puisque la morale n’existait plus. En effet, cet aveu est renversant : car enfin, cela ne se savait pas.
Certains, dans des écoles, demandaient que l’on se tienne bien en classe, que l’on s’habille dignement, que l’on respecte son semblable dans l’enceinte de la classe, mais précisaient aussitôt qu’il ne s’agissait pas de morale : puisqu’elle était morte ! Comment vouloir qu’elle puisse à nouveau dicter leur conduite aux jeunes gens en passe de faire n’importe-quoi puisque ce n’importe-quoi ne saurait leur être reproché : pour ce faire, il eut convenu que la morale existât.
Cependant, le vulgum pecus vit sur la conviction que tuer son prochain n’est pas bien. Position morale… Ah ! Mais qui définit le bien en question ? Sartre avait miné le terrain en prétendant que tout ce qui était moral venait d’une pensée religieuse, donc à rejeter ! Comment imposer une morale laïque si ce qu’elle enseignera pourra être taxé de religiosité ? Impensable, scandaleux, terrifiant. C’est pour quoi le digne philosophe tenta jusqu’à y renoncer à nous offrir une morale sans défaut.
Pour autant, il faut quand même enseigner qu’on ne doit pas tuer… hormis le veau gras, exemple qu’il ne faudrait pas donner car la référence, antique, est tout de même issue d’une religion…
J’ai toujours pensé que la République s’était donné à elle-même le statut de religion : et c’est pourquoi elle ne tolère rien de ce qui pourrait la concurrencer. Cependant, la morale ancienne, qui affirmait par exemple qu’il fallait aimer son père et sa mère, au moins les respecter, comment lui reprendre ce « concept » d’origine religieuse, si l’on veut toujours donner raison à Sartre ? La laïcité vue selon le crédo républicain – je sais, crédo est un mot délicat dans le contexte présent – s’est enfournée avec Vincent Peillon dans une série d’impasses constitutives d’un véritable labyrinthe dont la règle est que l’on peut toujours y pénétrer mais jamais en sortir.
Autrefois, il n’était pas moral de voler. Je ne parle pas ici d’oiseaux, seulement de l’acte qui consiste à s’emparer du bien des autres. Ce « bien » n’a rien à voir avec le bien moral. Complication mais passons outre. Comme rien de précis ne peut être dit à ce sujet sans qu’aussitôt on soit suspecté de développer une pensée d’origine religieuse, le vol à l’étalage, le picpockettisme, l’embrouille bancaire, le mensonge, l’abus de confiance, les violences de tout type, rien de tout cela ne saurait être condamné tant que l’on ne disposera pas et enfin d’une saine et véritable morale laïque si l’on veut rester un vrai républicain.
Puis arrive la cohorte des entreprises d’un caractère délicat, qui touche donc aux mœurs sexuelles : libérées de toute entrave et de toute limitation, ainsi devenues peu à peu ingérables, inqualifiables, innommables au fur et à mesure de l’extinction des notions morales issues des religions antiques et surtout d’une qu’il ne faut surtout pas nommer… au point que ces notions « modernes », filles de la liberté enfin assumée dans toutes ses prérogatives, sont aujourd’hui regardées comme la panacée du bonheur dont la société sans morale avait besoin pour enfin vivre, s’éclater… ayant ainsi évolué pour n’être pas exclue de l’environnement républicain laïque qui lui-même se garde farouchement de toute proximité avec la religion interdite quoique respectée si l’on en croit Alain Juppé…
Je parlais de labyrinthe, nous y sommes.
Je ne sais comment Vincent Peillon s’en sortira. Car enfin, pourquoi ne pas tuer ? Quelle autorité la République peut-elle invoquer pour justifier d’une autorité absolue cette « règle » de la nouvelle morale qu’il veut enseigner ? Pour ne pas voler ? Pourquoi ne pas avoir le droit d’insulter qui on veut ? Pourquoi ne pas fricoter dans tous les coins de rue avec une autre personne qu’on ne connaissait pas dix minutes avant comme cela se fait si facilement dans certains lieux de Paris ? Pourquoi se voir interdire de mettre ici ou là le feu aux forêts ou aux maisons des autres ? Pourquoi, pourquoi… puisque personne ne saurait inventer une morale qui tienne la route sans être fondée sur un absolu qui le soit vraiment et non de circonstance.
Morale laïque ? Il n’est qu’une morale dans un pays donné : mais que s’y passe-t-il si la morale imposée contrevient à la morale d’une religion ? Qui devra céder ? Qui risquera la persécution ? Autre question : est-il possible de concevoir une morale qui échapperait à l’influence de la morale tout court ?
Rien en ce monde des commencements et des fins ne suffit à justifier les comportements dits moraux. Et donc pas une seule loi de la République ne suffit à l’ouvrage. La morale se déduit de l’Amour – pour moi-même j’ajouterai source de tout amour – et le seul amour qui permette de la définir ne peut et ne doit être qu’indépendant du temps, des époques, de l’histoire : alors la morale n’est plus une tutelle vraie en deçà des Pyrénées et fausse au-delà ; ou une règle impérative sous Sarkozy et rejetée sous Hollande ; ou une obligation promue par des publicitaires dévoués aux intérêts temporels ; ou une définition proposée par des journalistes d’un bord plutôt que d’un autre, par des intellectuels engagés les uns sous le pont de l’Alma ou d’autres sous celui du Palais Bourbon, par des libertaires amateurs du viol de toutes les règles, par des politiques juchés sur le haut de tours penchées certaines vers la Tamise, d’autres vers le Potomac ou le Rhin ou la Volga ; ou une imposition, une dictature sous laquelle tout doit plier, que cette dictature soit celle d’un homme, d’un parti, d’une pensée unique…
La morale pourrait-elle n’être qu’une logique de l’âme, une évidence de l’esprit ?… « Aime et fais ce que veux », à moins que ce soit « ce que dois » : voilà ce qui définit la morale mieux que tous les traités tout en étant mille fois plus exigeant, plus précis, mais d’une exigence qui charme, d’une précision qui délivre et illumine. Encore faut-il que cet amour ne soit pas seulement inspiré du point de vue des chimpanzés…
Je crains que la morale laïque dont rêve Monsieur Vincent Peillon ne soit qu’une usurpatrice ou un fantasme.
Qui vivra verra ! Le miracle existe.