Dans un article très équilibré du dernier numéro de Vers l’Unité chrétienne, Mgr Daniel Pézeril, l’un des évêques auxiliaires de Paris, a donné un commentaire qu’il faut lire de ce qu’on appelle « l’accord des Dombes ». On sait qu’il s’agit d’un accord auquel sont parvenus un certain nombre de théologiens protestants et catholiques, touchant l’eucharistie, et spécialement la présence réelle du Corps et du Sang du Christ ressuscité.
Le cardinal Journet a exprimé à ce propos des réserves formelles, jugeant que le « comment » de cette présence n’y était pas suffisamment, ou même pas du tout, précisé. A mon humble avis, faisant mienne l’excellente interprétation du Concile de Trente sur la question que le P. Martelet, s.j., vient de donner dans son beau livre Résurrection, eucharistie et genèse de l’homme 1, je pense, au contraire, que le mérite principal de ce texte est d’exprimer très fermement le contenu dogmatique précis de la définition de Trente, bien que le mot « transsubstantiation » lui-même n’y figure pas.
Ce texte me semble très révélateur d’une recherche et d’une redécouverte de la Tradition (profondément respectables et combien méritoires !) de la part de bien des protestants, qui fait un singulier contraste avec la légèreté dont font preuve au même moment, sur ce point, trop de catholiques, et particulièrement de ceux qui se targuent d’être théologiens.
On a souvent voulu fonder le rapprochement entre catholiques et non catholiques sur les « vestiges de l’Eglise » que ces derniers ont pu retenir. Mais bien plus fécond me paraît un rapprochement fondé sur la redécouverte de l’Eglise dans son authenticité que font tant de protestants, honnêtes et courageux, au moment où tant de catholiques épuisés prennent leurs propres abandons pour des « ouvertures »…
La célébration de la sainte Cène
Il faut cependant rester réalistes. On nous parle de quarante théologiens qui auraient approuvé ce texte. Je ne retrouve pas ce nombre en comptant les signataires, et, en particulier, du côté protestant, je ne vois que quelques noms. Je souhaite que d’autres s’y joignent, mais, à part quelques membres de la communauté de Taizé, quelques luthériens aussi, de Paris ou d’Alsace, je crains qu’ils ne soient pas nombreux parmi les pasteurs français ceux qui seraient prêts à le faire. Mais, surtout, à part une fraction importante des Eglises luthériennes, une fraction beaucoup plus réduite des Eglises réformées, où donc trouverait-on, en France, chez nos frères protestants, des célébrations eucharistiques en harmonie avec cette doctrine ?
Il ne faut pas oublier que la célébration de la Sainte-Cène (comme l’appellent, magnifiquement d’ailleurs, les protestants de langue française), en général, n’a lieu que trois ou quatre fois par an. Même alors, d’ailleurs, elle ne réunit qu’un très petit nombre de fidèles. Je pense qu’on serait optimiste en disant qu’en France beaucoup plus de 10% des protestants pratiquants – je ne parle pas des autres – prennent part à l’eucharistie. N’oublions pas non plus qu’aujourd’hui, dans notre pays, parmi les étudiants protestants en théologie, un nombre croissant se refuse à recevoir aucune ordination ou consécration et considère toute activité sacramentelle comme dérisoire et périmée…
Il ne faut donc pas surestimer la portée de l’accord en question sur le plan de la relation entre les Eglises comme telles. Il s’agit ici d’une rare élite de pasteurs et de fidèles, du côté protestant, comme, il faut le dire, reste encore trop rare, du côté catholique, le nombre des prêtres ou des fidèles capables d’allier la fermeté dans la foi et le discernement dans les difficultés des autres qui ont rendu possible la rédaction d’un texte comme celui-ci.
Il faut ajouter qu’il n’aborde qu’en passant (quoique en des termes souvent très remarquables) le problème du sacrifice eucharistique. Et, comme le souligne Mgr Pézeril, la question, capitale, du ministère légitime de l’eucharistie dans l’Eglise y est laissée en parenthèse.
Par suite, croire qu’il suffirait d’un texte de ce genre pour rendre possible une intercommunion généralisée est plus que prématuré. C’est, disons-le franchement, absolument déraisonnable.
Que penser alors de cette « hospitalité eucharistique » que certains ont cru pouvoir proposer à tous ceux, chez nos frères protestants, qui se rallieraient au texte en question ? Tout en respectant les louables intentions ici présentes, j’ai le regret de devoir dire que la proposition me semble à peu près dénuée de sens. Recevoir à la communion, dans une Eglise, un étranger à son appartenance ne peut être une espèce de billet de satisfaction donné à ses bonnes dispositions ou à ses bonnes idées. Recevoir à la communion et recevoir dans l’Eglise, c’est, et cela a toujours été, tout un.
On ne peut donc envisager d’intercommunion sinon entre des Eglises qui en sont venues à se reconnaître comme n’en formant plus qu’une. Et on ne peut davantage admettre à ce qu’on appelle « hospitalité eucharistique » des chrétiens qui, si près de nous qu’ils soient, ne sont pas prêts à devenir membres de l’Eglise où ils communieraient. Communier sacramentellement sans communier ecclésialement, c’est vider la communion de son sens.
On nous dit que c’est ainsi, bien au contraire, qu’on refera l’union des Eglises séparées. Je ne vois pas comment la chose pourrait se faire, bien au contraire, à partir du moment où l’on admettrait qu’on peut séparer la communion dans une Eglise de l’adhésion à cette Eglise.
Au surplus, pour ceux qui en douteraient, les faits sont là. Toutes les Eglises protestantes (je dis bien toutes) qui ont admis entre elles l’intercommunion sous prétexte qu’elle conduirait à l’unité, à partir de ce moment, ont cessé de plus en plus de se soucier d’y parvenir. Qu’on excuse la comparaison (si l’on croit à la doctrine chrétienne du mariage, elle n’a rien d’offensant) : il en est ici comme des couples qui pratiquent l’union charnelle sous prétexte de se préparer ainsi au mariage… Ils ne tardent pas à en conclure qu’il n’y a plus lieu, après cela, de se marier, puisque l’on s’est déjà consenti tout ce que le mariage devait permettre…
Un gnosticisme amorphe
Dans la reconstitution de l’unité, ce ne sont pas les procédés faciles qui font avancer. Ceux qui sont parvenus à un accord comme celui-ci, même s’il est encore imparfait, ne seraient certainement pas allés si loin déjà s’ils étaient partis sur cet engouement pour les « moyens courts ». Il ne s’agit pas, après avoir si bien commencé, de déraper soudain pour faire les derniers pas. Ce n’est pas au but qu’ils nous mèneraient alors, mais tout simplement dans le fossé.
J’ai fait allusion un peu plus haut à l’admirable livre sur l’eucharistie que le P. Martelet vient de publier. Il me semble un exemple topique de ce ressourcement, de cette réintégration de la plénitude doctrinale incluse, fût-ce même seulement en germe, dans la tradition, faute de quoi on ne saurait surmonter les divisions. Je ne crois pas avoir lu jamais de livre catholique sur l’eucharistie qui dégage et accueille aussi libéralement tout ce qu’il y a de fécond dans les vues soit luthériennes, soit calvinistes sur ce sacrement. Mais, ce qui lui permet de le faire, ce n’est pas qu’il minimise aucunement le dogme catholique. C’est, au contraire, parce qu’il a su donner tout leur sens positif aux affirmations traditionnelles sur la présence réelle et le sacrifice, en les reliant à la doctrine la plus solide et la plus riche, aussi bien sur la résurrection que sur l’anthropologie.
Il faut souligner ce dernier point. A l’heure où l’on peut voir une espèce de gnosticisme amorphe se faire jour chez certains théologiens catholiques, touchant la résurrection – celle-ci s’évapore en spéculations inconsistantes (et combien peu modernes, en dépit de leurs prétentions !) –, le P. Martelet met en pleine lumière le fait que seule une doctrine vraiment vigoureuse sur ce point permet de donner un sens acceptable pour tous les chrétiens fidèles à une eucharistie qui soit autre chose qu’un symbole épuisé.
Qui pourrait croire que les chrétiens se réuniront jamais en respirant « le parfum d’un vase vide » ?
Louis BOUYER