Le chrétien n’a-t-il rien à attendre de son christianisme pour le guider dans le domaine politique ? A en juger d’après une vue rapide de l’attitude réservée qu’adopta Jésus, et qui devait être une telle déception pour certains, et des plus généreux, on pourrait le croire.
Jésus, certainement, pour son compte, s’est toujours refusé à faire de la politique. Et, pour ce qui est de ses disciples, il ne les a certainement pas poussés à s’y engager, mais plutôt à y réfléchir à deux fois avant de le faire. Il ne leur a pourtant pas interdit de s’y mêler. Et même, peut-être, a-t-il accumulé des enseignements qui pourraient leur être très précieux, à condition de les bien comprendre, s’ils s’en mêlaient. Mais il les a certainement dissuadés de toute confusion possible entre la politique, fût-ce la meilleure, et son œuvre propre, cette œuvre à laquelle il voulait les associer.
On peut dire qu’il en est de la politique, dans l’Evangile, comme de la famille, des activités économiques, de la science ou de l’art. Rien n’y éloigne positivement les disciples de toutes ces choses humaines. On y trouve même beaucoup d’enseignements qui, plus ou moins directement, peuvent éclairer sur la manière particulière dont un chrétien doit s’y livrer, s’il le fait. Mais, dans aucun de ces domaines, l’Evangile ne propose aucune solution toute faite. Et, d’autre part, pour les apôtres, certainement, et pour les autres disciples les plus disposés à suivre le Christ, le Conseil évangélique est impératif : il faut laisser plus ou moins de côté ces activités, si respectables, voire louables, soient-elles quand on doit se consacrer à la « seule chose nécessaire ».
Les limites de César
Il faut pourtant, de nos jours, tenir compte d’une considération importante. Au temps du Christ, en Palestine en particulier, la notion d’un Etat démocratique, c’est-à-dire où chaque citoyen ait une part de responsabilité dans la conduite des affaires politiques, était complètement inactuelle. Dans ces conditions, pour la masse des hommes, tout le devoir politique était de savoir exactement ce que l’on devait à l’autorité reconnue, et de s’y tenir. En fait, d’ailleurs, cela pouvait mener beaucoup plus loin qu’il ne semblait. C’est même cela très exactement qui ferait des chrétiens des martyrs.
En effet, la nouveauté la plus radicale de l’enseignement de Jésus sur le sujet, il ne suffit pas de la dire révolutionnaire, car aucune révolution n’a jamais visé si loin, et celles qu’on nous propose aujourd’hui, de ce point de vue, ne sont pas des révolutions du tout mais bien des réactions. Car, cette nouveauté, c’était de démythiser d’un seul coup la notion sacrale de l’autorité civile que toute l’antiquité n’avait jamais mise en question.
La légende du grand Inquisiteur
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », c’est ce que cela veut dire. C’est affirmer que la politique, la gestion de la cité, cela n’a jamais qu’une importance relative. « César », qu’il s’agisse en fait de l’empereur romain ou d’Hérode, ou aussi bien de Démos, « le peuple », accédant ou croyant accéder collectivement à la royauté, César n’a plus de droits que sur les corps. César n’est plus Dieu et n’a plus à se mêler des choses de Dieu, à plus forte raison ne peut-il pas accaparer ce qui revient à Dieu, à Dieu seul.
Ceci, comme Joseph Ratzinger, dans son admirable petit livre : Foi chrétienne, hier et aujourd’hui, le met dans une si éclatante lumière, est la condamnation définitive de toutes les théologies politique. En particulier, cette parole fait des théologies politiques qui se diraient chrétiennes une pure et simple contradiction dans les termes.
Cependant, dès lors que la politique, dans une démocratie comme la nôtre, devient la chose de chacun, ce qui est demandé à chaque chrétien engagé dans les choses temporelles, ce n’est plus simplement de n’obéir à César qu’autant qu’il se limite à son domaine. C’est d’abord de s’opposer positivement à ce que la politique puisse en sortir. Le chrétien doit repousser, d’abord chez lui-même, la tentation permanente, si bien décrite par Dostoïevski dans sa vision du grand Inquisiteur, de confisquer le christianisme au bénéfice d’une quelconque politique, serait-ce sous le pieux prétexte de faire servir la politique elle-même, en fin de compte, à la plus grande gloire de Dieu.
Certes, ceci ne veut pas dire que la politique du chrétien doive ni puisse être séparée de son christianisme, pas plus que de sa vie familiale ou professionnelle. En ces autres domaines, son christianisme doit se traduire par une humanisation aussi complète que possible de ses tâches, et d’abord par la lucidité avec laquelle, écartant toute passion, il les abordera en s’efforçant de voir les hommes et les chose tels qu’ils sont, et donc d’en respecter la nature, voulue par le Dieu créateur qui est le même que le Dieu sauveur. De même devra-t-il en être de la politique du chrétien. Celle-ci devra fuir les utopies où la mauvaise conscience des hommes se procure des compensations d’une générosité de rêve pour pallier leur paresse ou leur lâcheté sournoise devant la réalisation, pratique et effective, du maximum actuellement réalisable de justice pour chacun.
En particulier, toutes les positions politiques qui reviennent à dire : « Sacrifions pour des lendemains meilleurs la génération présente », ou plus encore « Tuons ou torturons tout ce qu’il faudra d’innocents pour le bien de l’humanité en général, ou des masses, ou d’une classe », toutes ces positions qui reviennent à justifier par une fin idéaliste n’importe quel moyen, y compris les moyens violents ou tortueux, le chrétien devra les rejeter sans faiblesse… et, dans le monde moderne, cela pourrait bien être, de nouveau, ce qui le conduira, sinon au martyre, en tout cas à l’incompréhension et l’opprobre.
La politique n’est pas un absolu
Il faut encore ajouter une autre précision qui concerne notre temps. Rien ne peut s’y faire d’efficace dans le domaine politique sans tenir compte de problèmes techniques et donc d’abord de connaissances scientifiques. Encore faut-il que cette technique reste au service de l’homme, bien loin de l’asservir. Ici encore, ce que le chrétien a donc à apporter en tant que chrétien dans la politique actuelle, c’est non seulement un effort de lucidité exempt de passion, mais c’est très précisément une rigoureuse démythisation des problèmes. Après cela, le mieux qu’il puisse ambitionner sera de faire respecter, en les respectant lui-même effectivement le premier, l’homme, dans toute sa nature, la personne humaine dans toutes ses possibilités.
La politique d’un chrétien ne sera donc jamais une simple politique de parti. Elle sera bien moins encore une politique tentant de donner à quelque parti que ce soit une auréole de sacré. Certes, le chrétien ne pourra jamais se réfugier dans un surnaturel désincarné pour se dispenser de donner son dû à la nature et à la culture humaines. Mais il devra toujours se refuser à faire jamais un absolu de cette nature ni de cette culture, pour réserver à l’homme la possibilité d’accéder au seul surnaturel qui ne soit pas contre nature, et qu’aucune politique ne saurait lui apporter.
Louis BOUYER