La façon dont célibat ecclésiastique et vie religieuse se trouvent actuellement mis en cause pose un problème dont personne, ou presque, ne parle plus : celui de l’appel à la sainteté dans l’Eglise.
L’appel adressé à tous les hommes
Un des grands soucis du Concile, manifesté en particulier dans la rédaction et les remaniements de la Constitution sur l’Eglise, Lumen Gentium, avait été de mettre en lumière l’appel universel à la sainteté. Il s’adresse, en effet, non seulement aux religieux, ni même aux seuls religieux et prêtres, mais à tous, dans l’Eglise. Pour mieux dire, l’appel que le Christ adresse à tous les hommes, par l’Eglise et dans l’Eglise, est précisément un appel à la sainteté : « la volonté de Dieu, disait l’apôtre saint Paul à tous ses convertis de Thessalonique, c’est votre sanctification. » (1 Th., 4, 3.)
Une vocation d’exemple et d’entraînement
Un des problèmes qui s’étaient posés aux rédacteurs de Lumen Gentium avait été de montrer comment cet appel général à la sainteté, à la perfection chrétienne, c’est-à-dire la perfection dans l’amour de Dieu et des hommes, loin de rendre inutile, ou, à plus forte raison dénuée de signification, la vocation spéciale des religieux, devait nous faire comprendre cette vocation particulière comme une vocation d’exemple et d’entraînement de tous dans la voie de la sanctification qui ne peut être que la voie de la Croix.
Si l’on veut que tous les chrétiens, en effet, tous ceux qui entendent l’appel du Christ à le suivre en portant leur propre croix après lui, aient quelque chance d’y répondre, il faut, à toutes les générations, qu’un certain nombre d’hommes et de femmes ne se contentent pas d’accepter ces croix que la vie impose à tous, quand il n’y a pas moyen de faire autrement, mais, si l’on peut dire, aillent au-devant, en s’engageant librement dans des renoncements fondamentaux que tout chrétien, s’il veut être fidèle à son maître, tôt ou tard doit consentir.
Souffrir avec le Christ… et régner avec lui
Car, tôt ou tard, tous, nous aurons à renoncer à nos biens matériels, aux liens même les plus justement chers qui nous attachent à d’autres êtres, et jusqu’à notre pouvoir d’organiser notre existence comme nous l’entendons. Si les circonstances extérieures ne nous ont pas, plus ou moins tôt, acculés à ces diverses renonciations, les approches de la mort, pour tous, les rendent inévitables. Il n’y a pas lieu d’en être troublé ou décontenancé : c’est par là, nous assure toute la tradition chrétienne authentique, que notre union au Christ dans sa passion doit se consommer sur la terre, et c’est donc par là aussi et par là seulement, en fin de compte, que nous nous préparerons à être unis à lui à jamais dans la gloire de sa résurrection. « Si nous souffrons avec lui, nous dit encore saint Paul, nous règnerons avec lui ; si nous sommes crucifiés avec lui, nous ressusciterons aussi avec lui. »
Mais comment aurions-nous le courage, quand il le faut, de nous engager sans trembler, sans hésiter dans cette voie obscure qui mène seule à la lumière sans ombre, si nombreux n’étaient les chrétiens particulièrement généreux qui, sans cesse, attestent parmi nous la fécondité de la croix en s’y livrant sans attendre d’y être contraints ?
La vocation spécifiquement religieuse est importante pour toute l’Eglise
En consacrant au Christ par la croix spontanément acceptée, non seulement les derniers restes d’une existence aux heures où il faut bien, quoi qu’on en ait, se résignant à tout abandonner, mais bien les prémices même de leur vie présente, ces « témoins », ces « martyrs » attestent la fécondité du sacrifice.
Tel est le sens, telle est l’importance de la vocation spécifiquement religieuse pour toute l’Eglise.
Aujourd’hui, hélas ! bien que les perspectives ainsi ouvertes par le Concile soient généralement suivies, on a l’impression que certains font tout ce qui est possible pour les inverser. Au lieu de souligner l’appel à la sanctification, et donc l’appel à la croix, qui s’adressent à tous et que les religieux doivent aider les prêtres à rendre convaincant, en démontrant par leur exemple que plus une vie est donnée et plus elle est féconde, plus on se renonce et plus, en fait, on s’accomplit en aidant ses frères à le faire aussi ; au lieu de cela, on semble s’attacher maintenant à enlever de la vie des religieux eux-mêmes, à plus forte raison de la vie des prêtres qui ne prononcent pas de vœux, tout renoncement, tout détachement, tout sacrifice. Dans l’ambiance ainsi créée, comment donc tous les laïcs se sentiraient-ils appelés à une sainteté à laquelle, en fait, ceux qui devraient y être leurs entraîneurs paraissent, les premiers, ne penser qu’à se soustraire ?
Des hommes comme les autres ?
Si les prêtres qui ont à annoncer l’Evangile ne veulent plus être que des hommes comme les autres, qui n’aient à renoncer à rien de ce à quoi les autres hommes sont libres de tenir, si le premier souci des religieux eux-mêmes ne paraît plus être que de « s’épanouir » naturellement, comme on dit, sans plus d’entraves ou d’obligations onéreuses que le commun des mortels, qui donc pourra encore croire que tous sont appelés à la sainteté, et donc que la croix librement consentie doit être au bout des perspectives terrestres quelles qu’elles soient, de tout chrétien ? Comment voudrait-on que tous les chrétiens se placent réellement dans une perspective dont les maîtres en christianisme, dont les témoins du Christ par excellence, ne semblent penser, pour leur compte, qu’à se détourner ? Le Curé d’Ars disait que « les prêtres saints font les chrétiens fervents, les prêtres fervents les chrétiens tièdes, et les prêtres tièdes les chrétiens infidèles ». Ceci, qui est une réflexion de simple bon sens, aurait-il donc cessé d’être vrai ?
Tel est le sens de la protestation du Saint-Père contre la manière dont on a introduit, dont on veut discuter et résoudre les problèmes actuellement posés par le célibat ecclésiastique. Si l’on avait simplement voulu aider et compléter l’œuvre des prêtres entièrement consacrés à leur tâche dans le célibat par celle des laïcs mariés et pères de famille qui, dans cette autre forme de vie consacrée en principe auraient démontré la réalité de leur attachement au Christ et à son Evangile, en les consacrant également en vue du sacerdoce, la suggestion eût mérité à tout le moins une attention très sérieuse. Hélas ! lors même qu’on introduit, comme une première étape, aujourd’hui, quelque proposition de ce genre, il est trop clair que ce qu’on vise n’est pas tellement des concours nouveaux apportés au sacerdoce que la possibilité de miner la liaison normale, croyait-on jusqu’ici, même chez les Orientaux qui ont toujours eu des prêtres mariés, entre ministère apostolique et vie donnée, vie sacrifiée avec le Christ, vie renoncée pour son service et le service de nos frères. Ce n’est pas le seul célibat ecclésiastique dont la valeur est ainsi mise en doute, ni même, par-delà cette institution particulière à l’Eglise d’Occident, tout le principe de la vie « religieuse », comme vie consacrée librement au Christ dans le renoncement, et dont l’idéal n’est pas moins cher à l’Orient qu’à nous : C’est tout simplement le sens de la croix, de la croix du chrétien comme de celle du Christ. Sommes-nous prêts à une telle infidélité ?
Louis BOUYER
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE « AFRICAE MUNUS » DU PAPE BENOÎT XVI
- La paternité-maternité spirituelle en vie monastique est-elle menacée en Occident ?
- 2 - Le sacrement de l'ordre
- La France et le cœur de Jésus et Marie