Nous avons essayé d’examiner, dans une série d’articles, quelques-unes des idées qui tiennent actuellement le « haut du pavé » dans certains cercles du catholicisme. Beaucoup, qu’ils les acceptent ou les rejettent, croient y voir un produit plus ou moins direct du Concile. Cependant, ce que la plus simple analyse met en lumière, c’est que rien ne paraît pouvoir étouffer dans l’œuf plus radicalement les intentions du Concile qu’une diffusion de ces idées qui deviendrait prédominante.
Qu’il s’agisse d’un évangile énucléé de l’annonce du salut, d’un monde accepté tel qu’il se présente et consacré tel quel, d’un sacré, banni du christianisme comme de ce monde, et, finalement, d’un « Jésus » qui, non seulement ne serait plus Dieu, mais nous enseignerait à renier Dieu, ce n’est peut-être pas la mort de Dieu qui est au bout, mais c’est, assurément, la mort de l’Eglise.
Remarquons bien qu’aucune des idées qui viennent d’être recensées n’est si nouvelle qu’on le prétend. On peut les trouver toutes exprimées déjà par des penseurs protestants de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle. Le protestantisme du siècle dernier n’a cessé de les reprendre, en les modifiants seulement superficiellement pour les adapter à la philosophie à la dernière mode, comme Bultmann encore l’a fait à l’existentialisme et comme Van Buren le fait au positivisme logique des Anglo-Saxons. A vrai dire, dégagés de ces revêtements superficiels, ce sont des idées vieilles comme Hérode. On les retrouve déjà toutes dans les systèmes gnostiques contre lesquels le christianisme naissant eut à batailler.
Mais il est à noter que, dans toute Eglise, protestante ou autre, où ces idées sont arrivées à s’imposer, il n’a pas fallu plus d’une génération pour tuer l’Eglise en question. Au siècle dernier, par exemple, les idées dites unitariennes (rejetant la Trinité, la divinité du Christ et celle de l’Esprit) avaient envahi les vieilles Eglises congrégationalistes de Boston. L’écrivain bostonien, Henry Adams, dans sa si intéressante autobiographie, nous donne le résultat obtenu vingt ans plus tard :
« Quand nous devînmes adultes, mes frères et sœurs et moi, nous convînmes d’un commun accord que ce n’était pas la peine de perdre une heure chaque dimanche pour pratiquer encore une religion si bien vidée de tout contenu… »
Mais, jamais, il faut l’avouer, aucune grande Eglise protestante n’avait paru céder, dans son ensemble et avec aussi peu de résistance, à ce courant de pensée que nous ne paraissons souvent le faire actuellement. De deux choses l’une, par conséquent, ou bien une réaction (ou, si le mot déplaît, un renouveau tout autre) se produira, ou bien l’Eglise catholique se trouvera, à brève échéance, rayée au moins de régions entières du globe, où elle paraissait bien établie encore récemment. Seule l’ignorance invincible où restent la plupart des catholiques à l’égard de l’histoire du protestantisme peut leur dissimuler actuellement ce destin inéluctable.
Est-ce à dire qu’une réaction « intégriste » nous sauverait ? Tout au contraire, comme la réaction intégriste des barthiens, sinon de Barth lui-même, l’a fait dans le protestantisme, en suscitant Bultmann et les néo-bultmanniens, elle ne ferait que précipiter une réaction en chaîne de désintégration.
La Parole de Dieu ne peut être séparée de l’Eglise
La première chose que nous devons reconnaître, c’est que l’éruption actuelle n’est que le résultat inévitable d’une longue incubation, qui a connu son premier stade dans ce qu’on a appelé Contre-Réforme, et son second stade dans la réaction anti-moderniste. Appliquer aujourd’hui un corset nouveau, simplement serré d’un cran, sur les pustules purulentes ne pourrait avoir qu’un seul effet : empoisonner définitivement le malade en lui faisant réabsorber de force ses déjections.
Que s’est-il passé à la Réforme ? On a voulu alors restaurer dans l’Eglise la Parole de Dieu, en y remettant au centre l’Ecriture Sainte qui nous la donne sous sa forme la plus pure. Mais on a ainsi déraciné sans le vouloir la Parole de Dieu de l’Eglise. Le résultat, c’est qu’on l’a condamnée à s’étioler et à mourir, dans un « splendide isolement » contre nature.
La réaction aurait dû être (et elle a été en quelque mesure, sinon le catholicisme serait déjà mort depuis trois siècles) de restaurer la tradition authentique, de manière à restaurer l’audition de la Parole de Dieu dans l’Ecriture. Mais, trop souvent, la Contre-Réforme s’est bornée à tenter de restaurer la tradition sans restaurer l’Ecriture. On n’a pas renoncé à celle-ci, bien sûr ! Mais on l’a mise au frigidaire, parce que l’usage que d’autres en faisaient épouvantait.
Que s’est-il passé ensuite à l’époque du modernisme ? Les modernistes, à leur tour, ont voulu restaurer la tradition vivante, en l’opposant à ses formes figées. Mais on a tellement souligné l’opposition qu’on en est venu à désincarner la tradition du corps concret de l’Eglise organisée où elle vit. Le résultat, c’est que la tradition s’est évaporée en un évolutionnisme intellectuel inconsistant.
La réaction aurait dû être (et elle a été, mais, cette fois, en une mesure encore plus faible qu’au XVIe siècle) de ranimer le sens de l’autorité comme pouvoir perpétuel de définir, en l’appliquant aux problèmes nouveaux, une tradition toujours la même et toujours nouvelle. Mais, trop souvent, comme on s’était borné précédemment à opposer tradition à Ecriture, on s’est borné, plus étroitement encore, à opposer autorité à tradition vivante. La tradition, sous prétexte de sauvegarder l’autorité, est allée rejoindre l’Ecriture, au frigidaire, parce qu’on avait plus peur que jamais, peur, cette fois d’une tradition vivante, tournant à la simple anarchie spirituelle et intellectuelle.
Mais, ce dont on ne s’est pas avisé, c’est qu’en exhaussant l’autorité seule dans ce qui devenait une solitude de stylite, on préparait sa propre mort.
Une tête que l’on coupe d’un corps trop difficile à régir est une tête que l’on condamne à la même mort qu’on inflige au corps.
Car l’autorité catholique n’existe qu’à l’intérieur de la tradition, comme un organe recteur qui ne saurait être séparé, tout comme la tradition catholique n’existe qu’à l’entour de l’Ecriture, qui en est comme le cœur. Isoler la tradition de l’Ecriture et la tradition se décompose. Isolez l’autorité de la tradition et l’autorité devient comme le remontoir d’une montre dont le ressort a sauté. Vous pouvez désormais faire tourner sans difficulté les aiguilles autour du cadran, mais la montre ne marche plus, car le remontoir n’enclenche plus sur l’ensemble de son mécanisme.
Nécessité d’un effort de culture intellectuelle et spirituelle
C’est à peu près où nous en sommes. On peut bien revisser tant qu’on voudra le remontoir, tant qu’on aura pas rétabli tous les organes dans leur conjonction normale, la montre indiquera indifféremment toutes les heures, mais restera incapable de repartir sur la bonne.
Paul VI a récemment proposé saint Benoît comme patron à l’Europe pour l’effort de rénovation dont elle a besoin. Saint Benoît, en fait, est bien le meilleur guide qu’on puisse adopter, pour rétablir le lien de l’autorité avec la tradition, et de la tradition avec l’Ecriture Sainte, et en revenir ainsi, finalement, à une audition fructueuse de la Parole de Dieu authentique, qui, loin de fossiliser le développement d’une civilisation authentiquement humaine, deviendrait le premier moteur de sa remise en route. Car, pour saint Benoît, l’autorité a un rôle et une nature essentiellement éducatifs.
L’autorité de l’abbé, dans le monastère bénédictin, ne se conçoit qu’à l’intérieur d’une tradition vivante, qu’il s’agit de transmettre, non comme on se passe des pierres de main en main, en y touchant le moins possible et sans en être touché, mais comme une vie passe des pères aux enfants, de manière qu’ils deviennent hommes à leur tour. Et la tradition chrétienne, telle que la conçoit encore saint Benoît, ne se maintient qu’en se recentrant sans cesse sur la Lectio divina : une lecture de l’Ecriture Sainte à la lumière constante de toute l’expérience vécue de l’Eglise, attirant à elle toute expérience humaine vraiment enrichissante.
C’est tout cet ensemble vital qu’il s’agit de retrouver en y vivant à nouveau et en en vivant. Il suppose un effort de culture, indissolublement intellectuel et spirituel, nourrissant un effort d’approfondissement intérieur, indissolublement humain et chrétien, dans l’humilité de la foi. Tant que nous n’y aurons pas consenti, peu importe que nous soyons « progressistes » ou « intégristes », notre catholicisme ne sera, au mieux, qu’une survivance et notre christianisme en passe non de se renouveler, mais de s’évaporer.
Louis BOUYER
Pour aller plus loin :
- Conclusions provisoires du Synode sur la Parole de Dieu
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- Le rite et l’homme, Religion naturelle et liturgie chrétienne
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE « AFRICAE MUNUS » DU PAPE BENOÎT XVI