La première partie de l’instruction papale sur la rénovation liturgique définie par le Concile insiste sur deux choses également importantes et jusqu’ici trop perdues de vue. La rénovation en question n’est pas une simple affaire de changement des rubriques qui détaillent l’accomplissement des rites sacrés. Ces changements eux-mêmes n’ont de sens que dans une perspective plus vaste et plus profonde. C’est celle d’une réforme du culte chrétien, le ramenant non seulement à des formes plus traditionnelles et plus pures, mais à sa plénitude originelle de signification et de réalité. Ce qu’il faut, c’est qu’il redevienne la source première où les fidèles puiseront à la tradition vivante de l’Eglise la Parole de Dieu, seront entraînés dans la prière de l’Eglise, de manière à la faire pleinement leur, et ainsi acheminés vers une participation effective au mystère eucharistique du Christ mort et ressuscité.
Pour cela, les prêtres les premiers ont besoin d’une formation qu’ils n’ont guère reçue jusqu’à maintenant, et dont le manque explique tant d’initiatives malencontreuses et de bouleversements sans rime ni raison. L’instruction précise donc minutieusement comment devront être constituées des commissions compétentes, nationales et diocésaines, pour veiller à l’application de la réforme et quelle formation nouvelle devra être donnée aux futurs prêtres, pour qu’ils soient en mesure d’y contribuer efficacement, en non plus de la gâcher.
La restauration de la Parole
Tout cela reste dominé par une double préoccupation qui s’exprime dans la partie centrale et la plus développée de l’instruction : restaurer, d’une part, l’annonce authentique de la Parole de Dieu et sa réception dans la prière commune et, d’autre part, une véritable célébration eucharistique. La restauration de la Parole annoncée, et de la prière qui lui répond en y puisant son développement, est également l’objet de l’ordonnance épiscopale française, laquelle entrera en vigueur dès les premiers jours de 1965 (l’instruction papale ne prenant force de loi, pour toute l’Eglise latine, qu’au premier dimanche du carême). Ces textes nous font redécouvrir ce qu’est l’annonce de la Parole de Dieu aux fidèles : un acte cultuel, guère moins sacré que la consécration eucharistique.
Mais que penserait-on d’un prêtre qui, à l’autel, s’amuserait à découper les hosties avec des ciseaux pour leur donner des formes qui lui plaisent, ou même qui y fabriquerait de petits gâteaux de sa façon, qu’il distribuerait indistinctement avec le pain eucharistique ? On le jugerait fou plus encore que sacrilège. Cependant, le fait est là, des prêtres, en trop grand nombre, ont pris l’habitude, depuis quelques années, de traiter la Parole de Dieu, et la prière de l’Eglise qui s’en dégage, exactement de cette façon-là.
Comment a-t-on pu en venir là ? Tout simplement, d’une part, parce qu’on sentait le besoin de transmettre aux fidèles une parole que le latin leur rendait incompréhensible, cependant que, d’autre part, des prêtres, insuffisamment formés eux-mêmes à la connaissance et au respect de la Parole sainte, n’étaient parfois pas plus capables de la transmettre que de la comprendre. Ceci, à tout prix, doit cesser. Et ceci, grâce aux réformes maintenant décidées, peut maintenant cesser.
Des textes sans ajoutés ni transformations
Des traductions faites avec le plus grand soin vont nous être données par l’autorité, non seulement pour l’Epître et l’Evangile, en attendant la lecture de l’Ancien Testament dont il faut espérer le prompt rétablissement, mais pour les textes tirés des psaumes : introïts, graduels, traits, versets alléluiatiques, antiennes d’offertoire et de communion, ainsi que pour les collectes. Ces textes sont parlants par eux-mêmes, bien plus directement et bien mieux que toutes les paraphrases et tous les commentaires. Ils devront désormais être respectés et donnés tels quels, sans ajoutés ni transformations, tout comme le texte latin jusqu’ici seul officiel, dont ils prendront la place dans les messes avec assistance des fidèles.
Sans doute, il leur faut une explication qui aide les fidèles à les appliquer à eux-mêmes dans l’Eglise. Mais c’est précisément ce que l’homélie restaurée, selon les prescriptions du Concile, doit faire. Que l’homme enfin qu’est le prêtre, dans nos églises, cesse de mettre son moi envahissant entre Dieu et les fidèles et se borne, après avoir écouté Dieu tout le premier, à les aider à méditer la Parole entendue !
Encore faut-il que les prêtres apprenant à lire, à lire de manière à être compris, et à lire non comme des acteurs ou des phraseurs, mais comme des liturges, tout au service d’un texte qui ne sera jamais sacré pour les autres s’il ne l’est pas d’abord pour eux. Les pasteurs protestants le font bien. Pourquoi les prêtres ne le feraient-ils pas ? S’ils ne savent comment s’y prendre, qu’ils écoutent de temps en temps les pasteurs à la radio lire la Bible et réciter les prières liturgiques, et qu’ils en prennent de la graine !
La question du chant liturgique
Toutefois, une lecture pleinement liturgique de la Parole divine, à plus forte raison celle des chants psalmiques, doit avoir une solennité, non point surajoutée, mais découlant de la nature du texte lui-même. C’est au chant liturgique qu’il appartient de la donner. La Bible hébraïque comporte, depuis une très haute antiquité, des accents mélodiques considérés par les Juifs comme un élément inséparable du texte sacré. Pour eux, la lire publiquement autrement qu’en respectant cette cantilène traditionnelle, qui soustrait la Parole à toute tentative d’accaparement personnel de la part du lecteur, serait un véritable sacrilège. Jusqu’à la fin du Moyen Age et l’introduction malheureusement des « messes basses », on avait toujours été du même sentiment dans l’Eglise latine à l’égard des textes bibliques ou liturgiques. Les Orientaux sont tous restés fidèles à ces vues et à ces pratiques. C’est dire l’importance d’un chant d’Eglise à créer, ou adapter, pour la langue vulgaire, et qui en fera une langue non moins sacrée que le latin. On s’en occupe, et il y a lieu d’espérer que nous aurons bientôt les mélodies nous permettant, non seulement de chanter les chant psalmiques de procession ou de méditation, mais jusqu’aux lectures bibliques. Les anglicans et les luthériens ont depuis longtemps réalisé cela superbement. Il n’y a pas de raison pour que les catholiques soient incapables d’y arriver.
Chapeaux tarabiscotés et prières noyées
Est-ce à dire que tout commentaire, en dehors de l’homélie, doit disparaître ? Si l’on réintroduit, notamment avant la collecte, la secrète et la postcommunion, la prière silencieuse des fidèles, comme c’est à souhaiter, une très brève monition du célébrant, ou du diacre, peut y préparer. Mais il faudra qu’elle se borne, en une phrase d’une ligne au plus, à indiquer le thème général de la prière que l’oraison, dite ou chantée en français, détaillera en recueillant les prières personnelles des fidèles. Mais, dans la messe, on ne voit plus ce qu’on pourrait légitimement ajouter d’autre aux textes de l’Ecriture et de la prière publique.
Qu’on nous fasse grâce de ces chapeaux tarabiscotés préfaçant les lectures et en réduisant à l’avance le contenu à quelque lieu commun. Qu’on laisse Dieu parler tout seul, et, ensuite, dans une homélie digne de ce nom, qu’on se borne à revenir sur quelques point de ce qu’il a dit pour nous aider discrètement à le méditer.
Qu’on laisse également leur plénitude et leur concision, soit à la prière de l’Eglise, soit, à plus forte raison, aux prières psalmiques tirées de la Parole de Dieu même. Elles ne sauraient marquer comme elles le doivent notre prière si elles ne nous parviennent que noyées dans une parole humaine.
La grande prière commune, l’ « oratio fidelium », restaurée après les lectures, avant l’offertoire, donne toute la place souhaitable aux demandes et aux intercessions les plus actuelles. L’instruction papale prescrit de la faire d’après les modèles traditionnels, qu’il appartient aux évêques d’appliquer aux nécessités locales. L’évêque de Coutances en a déjà composé, depuis des années, sur le patron des litanies anciennes, dans une forme pleine et sobre, un exemple dont la plupart des évêques allemands se sont inspirés. Le pape l’a fait sien à peu près tel quel lors de sa première concélébration au Concile. Souhaitons que les autres diocèses de France s’en inspirent à leur tour.
Quand le prêtre, après cette audition méditative de la Parole sainte et cette prière commune du peuple de Dieu rassemblé autour de lui se rendra enfin à l’autel pour le banquet eucharistique, ce saint sacrifice sera prêt à reprendre tout son sens, que les prescriptions de l’instruction papale ne cherchent qu’à lui restituer.
L’autel lui-même, redevenu la table de ce banquet, débarrassée d’emplois qui lui étaient étrangers, devra l’être également de tous les objets qui ne se rapportent pas à l’eucharistie. La croix, dont le banquet sacré est le mémorial, doit plutôt être dressée derrière lui que placée sur lui. L’instruction précise que les cierges, non plus, ne doivent pas nécessairement être sur l’autel lui-même, à plus forte raison s’ils sont nombreux. L’usage français ancien était de placer seulement deux flambeaux sur les extrémités de la table d’autel. Les deux, ou quatre, cierges qu’on peut leur adjoindre pour les messes les plus solennelles devraient l’être, suivant l’usage également le plus ancien, dans de grands candélabres encadrant l’autel de part et d’autre, mais reposant sur le sol. Toutes les églises anglicanes ont gardé cette disposition, dont on peut apprécier dès qu’on y entre la simplicité et la majesté. En dehors de cela, sur la vraie, mais majestueuse, table sainte que l’autel doit redevenir, rien, sinon l’Evangile avant que le diacre (ou le prêtre) l’y prenne pour le chanter, ne doit trouver place en dehors des vases sacrés.
Dans le silence des fidèles et celui des commentateurs
Selon l’instruction, le prêtre, désormais, chantera l’oraison (dite secrète) qui conclut l’offertoire, tout comme il chante les oraisons de la collecte et de la postcommunion, consacrant ainsi tour à tour les trois éléments de la participation des fidèles à la liturgie : leur prière accordée à la Parole lue, leur offrande, leur communion. Après la préface et le Sanctus Benedictus, le canon (qui sera dit à voix haute à toutes les messes concélébrées) devra se poursuivre non seulement dans le silence des fidèles, mais dans celui des commentateurs, jusqu’à sa grande conclusion, où l’action de grâce reprend pour arriver à son épanouissement final, après la consécration. Cette conclusion, à nouveau, comme dans l’antiquité, sera chantée intégralement par le prêtre, à partir du Per ipsum, tandis qu’il élèvera ensemble hostie et calice, sans plus de signe de croix inutiles, jusqu’à ce que les fidèles aient répondu leur Amen. Avec lui encore, ils chanteront le Pater (en latin ou en français), puis ils l’écouteront chanter la prière Libera qui accompagne la fraction.
Le Domine non sum dignus, et même l’Ecce agnus Dei, tout comme la formule d’administration de la communion : « le corps du Christ », à quoi les fidèles doivent répondre « Amen » un par un, pourront être dits en français. Après la bénédiction, on n’ajoutera plus rien, ni Evangile supplémentaire ni à plus forte raison, aucune prière superflue.
L’esprit où ces choses ont été décidées
Tout ceci, bien compris et respecté, peut nous rendre une messe d’une grandeur et d’une vitalité incomparables. La seule condition est qu’on l’accepte dans l’esprit où ces choses ont été décidées : non pour remplacer le culte par ce qu’il faut bien appeler une caricature de catéchèse, l’ensevelissant et l’étouffant sous des explications prolixes autant que superflues, comme nous ne le voyons que trop autour de nous, mais pour restituer à sa plénitude le culte en Esprit et en Vérité.
A cet égard, je ne puis que citer en conclusion les paroles que me disait il y a quelques jours un des curés français « invités » au Concile. Le tragique de notre situation présente tient à un chassé-croisé qui n’est pas de l’œcuménisme mais son contraire. A l’heure même où tant de protestants, sans rien abandonner de leur culte de la Parole de Dieu, redécouvrent le culte liturgique, sacramental, sacrificiel comme le développement normal de celle-ci, trop de catholiques, trop de prêtres confondent la redécouverte de la Parole de Dieu avec un didactisme sans âme, et finalement un verbalisme sans contenu religieux. Ce n’est pas tourner le dos à la Parole de Dieu que restaurer un culte qui soit un vrai culte. C’est lui être vraiment fidèle, car sa Parole n’a jamais voulu nous enseigner rien d’autre qu’à devenir ces vrais adorateurs que le Père demande : ceux qui l’adorent en entrant, par la puissance de l’Esprit, dans le mystère de la Vérité qui n’est pas une idée abstraite, à plus forte raison un déluge de mots, mais la Parole faite chair, crucifiée dans notre chair pour la gloire de Dieu.
Louis BOUYER
Pour aller plus loin :
- Conclusions provisoires du Synode sur la Parole de Dieu
- Le rite et l’homme, Religion naturelle et liturgie chrétienne
- La France et le cœur de Jésus et Marie
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Quand le virtuel se rebelle contre le réel, l’irrationnel détruit l’humanité