Une redécouverte que le Concile nous aide à faire, et qui restera sans doute comme un de ses traits les plus marquants, est que l’Eglise et sa visibilité, rendant témoignage à ce qu’elle porte en elle de surnaturel et donc d’invisible, ne sont pas à chercher d’abord au plan d’aucune organisation extérieure. Ce n’est pas à dire que cette organisation soit sans importance, tout au contraire. Mais cette organisation elle-même est au service d’une réalité profonde, et c’est seulement dans la mesure où cette réalité profonde est mieux pénétrée que l’organisation prend son sens et peut fonctionner harmonieusement.
Les débats entre « papalistes » et « conciliaristes », comme s’il s’agissait là d’opposition où l’un des côtés doit simplement succomber devant l’autre, n’ont plus de sens dès qu’il s’avère de quelle nature est l’autorité que détiennent ensemble, sans divorce possible, le pape et tout l’épiscopat. La première constitution doctrinale du Concile, celle sur la liturgie, nous découvre celle-ci quand elle nous définit l’évêque, qu’il s’agisse du pape ou du pasteur du plus petit diocèse, comme étant d’abord le grand-prêtre de son troupeau. Et il précise aussitôt de quoi il s’agit en déclarant que cette fonction s’exerce par excellence dans la célébration de l’eucharistie, où le pasteur annonce à ses propres fidèles la Parole de Dieu, les entraîne dans la prière commune, puis consacre pour eux l’eucharistie et la leur distribue dans la communion.
C’est dire que la visibilité de l’Eglise, comme le Concile le précise aussitôt après, se manifeste d’abord dans la célébration locale de l’eucharistie, sous la présidence d’un des successeurs des apôtres. En d’autres termes, l’Eglise, et en particulier, la hiérarchie apostolique, n’est pas d’abord une administration mondiale à laquelle tous les hommes devraient se soumettre. C’est, quand on la conçoit ainsi, qu’on tend à tout y définir en termes de domination et qu’on en vient à y opposer sans fruit autorité à autorité.
L’Eglise est d’abord un rassemblement, et un rassemblement nécessairement local, entre des hommes qui sont appelés à vivre ensemble, et qui, pour autant, peuvent devenir des « prochains », au sens évangélique du mot. Mais ce rassemblement lui-même ne devient « l’Eglise », ne la manifeste comme présente localement, que lorsqu’il est opéré par un « apôtre », un « envoyé » du Christ, avec qui le Christ est invisiblement présent. Alors, dans la Parole vivante que cet envoyé leur adressera, le Christ manifestera sa présence, produisant un premier rassemblement effectif de leurs esprits dans la vérité, reçue par la prière commune de la foi. Et cela les acheminera vers ce qui est plus qu’un rassemblement : vers la « communion » dans un seul corps mystique par la participation sacramentelle à ce corps même du Christ, mort et ressuscité, en qui le Père a ressemblé sur la Croix tous ses enfants dispersés.
Cependant, comme dans chaque communauté locale il y a l’Eglise parce qu’il y a la présence invisible mais manifeste de Celui qui se tient au milieu de nous pour nous rassembler en Lui, il y a aussi la présence invisible de tous ceux qui se rassemblent de même, autour de ses autres apôtres, en tous les autres points de la Terre. C’est ce qui devient manifeste lorsque tous les successeurs des apôtres se rassemblent eux-mêmes. Ils se rassemblent dans un Concile, mais il est essentiel à chaque séance du Concile d’être d’abord une célébration eucharistique commune. Et l’on peut dire que tout le Concile n’est qu’on prolongement de cette eucharistie, chaque jour renouvelée. C’est bien pourquoi, sans doute, le Saint-Père tenait tant à ce que le rite de la concélébration pût être mis au point pour être pratiqué dès la troisième session du Concile.
Ainsi, dans le temple qui abrite la tombe de Pierre, dans « l’Eglise qui préside à la charité » selon le mot de saint Ignace d’Antioche à l’église de Rome, tous ceux qui construisent l’Eglise localement par l’eucharistie affirmeront dans une vaste concélébration eucharistique et rendront manifeste le fait que toutes les Eglises locales ne sont qu’une Eglise, l’una, sancta, catholica, apostolica.
Mais, venant de leurs Eglises respectives à cette rencontre universelle, autour de celui qui est parmi eux le gardien de l’unité catholique, on peut dire qu’ils apporteront comme la présence invisible de tous ceux avec qui et de qui, comme d’autant de pierres vivantes, ils édifient l’Eglise par toute la terre.
Leur rassemblement, sans cette présence invisible, n’aurait pas de sens. Car, comme le dit saint Cyprien, s’il n’y a pas d’Eglise locale sans un évêque pour la rassembler, il n’y a pas non plus d’évêque sans une Eglise locale à rassembler et construire dans l’unité catholique.
C’est cette grande vision de foi que le Concile doit évoquer pour nous, et qui donne tout son sens à la préoccupation constante, dans le Concile, des laïcs. Les laïcs, c’est-à-dire les membres, tous les membres, du « laos », du « peuple » de Dieu, sont comme la raison d’être des évêques. C’est pour qu’ils puissent eux-mêmes vivre plus pleinement comme des membres vivants, de la vie du corps dont les évêques représentent la tête, que ceux-ci se rassemblent. Tout comme le pouvoir pontifical perdrait son sens s’il était opposé négativement au pouvoir épiscopal en général, au lieu d’en être le défenseur et le soutien, le pouvoir épiscopal ne peut être rassemblé, quand on le comprend justement, que pour faire vivre, et vivre plus abondamment, toutes les brebis du Christ.
Louis BOUYER
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