Le Carême approche déjà. C’est le temps où nous devons, chaque année, opérer comme un retour à l’essentiel. Notre esprit, que tant d’images et d’idées sollicitent à travers les jours, doit s’y décanter, s’y concentrer sur « l’unique nécessaire ». Mais qu’est donc, pour le chrétien, cet « unique nécessaire » de sa pensée et de son amour ? C’est, ce ne peut être que Jésus.
A cet égard, parmi tous les livres qui se publient chaque jour, nous devons considérer comme d’un prix incomparable ceux qui nous renouvellent dans la connaissance de Jésus. De tels livres sont rares. Ce n’est pas qu’on n’écrive pas beaucoup sur Lui. Mais les recherches les plus savantes de l’historien, les spéculations les plus profondes du théologien, ne disons rien de l’art ni de la littérature, s’avèrent souvent incapables de nous le faire connaître Lui-même.
Il est si grand qu’on est tenté de s’affairer autour de Lui sans jamais lever seulement les yeux sur Lui. A bien plus forte raison, les œuvres qui sortent de tels labeurs nous encombrent-elles, nous bouchent-elles la voie vers Lui bien plus qu’elles ne peuvent nous l’ouvrir !
C’est une chose très rare, un livre qui ne se borne pas à nous parler de Jésus, à nous étourdir sous un bavardage qui nous distrait de lui parler nous-mêmes, et à plus forte raison de l’entendre ! Il semble qu’il vienne pourtant d’en paraître un.
C’est un livre mystérieux. Il a paru sans éclat dans une collection discrète : celle de la revue Irénikon, éditée par les moines de Chevetogne, de ce monastère de l’union, dont le grand fondateur, le Père Beauduin, vient de mourir.
Le petit volume ne porte même pas de nom d’auteur. On nous dit simplement qu’un moine de l’Eglise d’Orient l’a écrit. La couverture reproduit en demi-teinte une des plus belles icônes du Christ, avec, pour tout titre, le seul nom de Jésus.
Mais dès qu’on ouvre ces pages, on éprouve la même impression qu’en ouvrant le vase du Saint-Chrême dans une église orientale : une senteur vous enveloppe dont la fraîcheur, la pureté, la simplicité retient dans un amalgame indivisible le plus exquis de fleurs sans nombre.
« Toi, suis-moi… »
On n’y discerne plus la « bonne odeur du Christ », dont parle saint Paul, de ces aromates de grand prix, et pourtant d’une saveur si chaste, que la piété des siècles a répandus à ses pieds…
Une quarantaine de très brèves méditations reprennent, sans ordre apparent, les paroles, les scènes de l’Evangile. Aucune éloquence, aucune dissertation, aucune évocation qui s’attarde. Mais toujours, tout de suite, le contact direct avec l’âme du Sauveur qui parle à l’âme. « Toi, suis-moi ! », cette parole, sur laquelle l’auteur secret de ces pages a quelques mots particulièrement décisifs, traverse tout ce qu’il dit.
Ce moine, ce contemplatif, a médité, vécu l’Evangile (lui-même nous le laisse entendre) dans les lieux saints de la Judée, le long des chemins de Galilée. Mais ne croyez pas qu’il aille jamais perdre son temps et le nôtre à quelque évocation romantique ! Simplement, à mettre ainsi ses pas dans les pas du Christ, il a été aidé et il nous aide à retrouver le jaillissement même de la Parole qui touche les cœurs, qui les transperce et, du cœur de pierre de la vieille humanité pécheresse, refait ce cœur de chair dont parle Ezéchiel.
Dépouillé de tout, pauvre avec le Christ qui s’est fait pauvre, on devine pourtant à chaque page, presque à chaque ligne, une culture raffinée chez celui qui nous parle ainsi, sans jamais élever la voix, à voix si discrète que Jésus lui-même n’a guère à l’écarter pour nous parler directement. La langue, merveilleuse de densité, de transparence, suffirait à l’attester. Mais il n’est besoin d’aucune allusion précise pour qu’on sente bientôt que cet homme a lu tous les livres. Ils n’ont pu pourtant le retenir, car à travers eux comme à travers tout, et au-delà de tout, il cherchait seulement Celui dont il avait entendu l’appel, qu’il nous refait entendre.
Nos apostolats prétentieux et compliqués nous créent l’impression fallacieuse que l’homme d’aujourd’hui ne peut entendre le Christ sans toutes sortes d’explications, de transpositions, et surtout une interminable préparation… Voici un solitaire qui peut le faire entendre à tout homme au premier mot, en reprenant simplement ses propres mots, mais en les reprenant sur des lèvres où le seul Nom de Jésus, évidemment, est arrivé à tout dire…
Jetez tous nos livres pesants et bavards pour lire ce livre-là. Dès que vous l’aurez ouvert, comme le dit l’Evangile, toute notre maison sera remplie de l’odeur du parfum…
Louis BOUYER