C’est la naissance sur la terre d’une lumière nouvelle l’irruption de la foi dans le monde et du règne de Dieu sur le cœur des hommes.
Que signifie pour nous la célébration de Noël ?
Qui ne serait sensible à cette fête de l’enfance, miraculeuse de pureté dans un monde vieilli dont le vieillissement semble se faire chaque jour plus vicieux ?
Et quelle poésie dans cette lumière si douce et si chaude qui rayonne au plus épais de froides ténèbres où l’homme se sent précisément comme un enfant perdu !
L’enfant vagissant dans la crèche entre le bœuf et l’âne : la jeune Mère dont la foi adorante est bien la plus suave image que l’humanité adulte puisse retrouver d’elle-même, auprès de cette enfance de rêve qu’elle ne peut pas plus recouvrer qu’elle ne saurait en perdre la nostalgie.
Il est bien peu d’hommes auxquels tout cela ne parle pas au cœur, même sans doute parmi les fêtards pour qui Noël ce sera d’abord mangerie et beuverie, avant ou après un de ces spectacles savamment indécents où notre époque croit se rajeunir en s’attardant désespérément à des réflexes d’adolescence pervertie.
Mais, pour nous, chrétiens, est-ce là tout le sens de Noël ?
On a fait de grands efforts pour renouveler parmi les catholiques le sens de Pâques. Est-ce parce que Noël, à la faveur de cette vision d’une piété plus sentimentale que doctrinale, était resté plus populaire ? On ne voit pas que le même effort de renouvellement ait encore beaucoup fait pour cet autre pôle de l’année ecclésiastique.
En mettant les choses au mieux, Noël, pour nous, c’est d’abord la fête de la famille humaine, éclairée d’un reflet de la Sainte-Famille.
Je l’entends d’abord au sens le plus immédiat : enfants et parents réunis autour de l’arbre de Noël, resserrant l’intimité familiale, dans la conscience de ce qui l’apparente à cette société, si simplement humaine et pourtant toute transfigurée par une lumière d’en haut, la société de l’Enfant Jésus avec Marie et Joseph.
Egalement, dans cette trinité humaine où Quelqu’un de la Trinité divine s’est introduit sous la figure la plus frêle et la plus pauvre d’apparence : l’Enfant – la famille humaine tout entière, l’humanité, pressent la possibilité de cette réconciliation, de cette paix fraternelle promise aux hommes de bonne volonté par le chant des anges…
Tout cela est bel et bon. Mais, encore une fois, est-ce là tout ce que Noël veut dire pour des croyants ? Est-ce même simplement l’essentiel ?
La liturgie de Noël, à vrai dire, nous oriente vers des considérations fort différentes.
Noël y apparaît comme bien autre chose que la fête de la pureté, de l’enfance, de la famille, d’un espoir de fraternité retrouvée.
Noël y est, avant tout, la naissance, sur la terre, d’une lumière nouvelle, qui est aussi une lumière surnaturelle.
Noël, c’est le rétablissement d’un contact perdu entre deux mondes : le monde déchu, de la faute et de l’erreur, le monde intact, de la lumière divine, qui est aussi la vie véritable.
Noël, c’est la première percée, dans notre monde, du monde de Dieu, qui s’apprête à l’envahir et à le transformer.
Noël, c’est l’irruption du monde invisible, du monde de la foi, dans le monde tout court.
Fêter Noël vraiment, c’est s’interdire toute installation définitive ici-bas. C’est reconnaître que ce Dieu qui n’a pas voulu nous y laisser seuls avec nous-mêmes (ce mauvais nous-mêmes que nous avons construit dans son absence) s’apprête, et surtout veut nous apprêter à nous en arracher.
Noël devrait nous rappeler chaque année que nous ne croyons pas seulement à un autre monde, à côté ou au-delà de ce monde-ci.
Comme chrétiens, nous devons croire que l’autre monde va faire son entrée dans ce monde-ci. Car Dieu, qui n’a pas cessé de régner dans le monde invisible des saints et des anges, veut aussi régner parmi nous, sur nous. Le Divin Enfant est d’abord « le Roi pacifique » : le Dieu qui vient à nous pour régner là où il ne régnait plus : sur le cœur des hommes.
Cette venue, pour le monde présent, est le plus inexorable des jugements. Cependant, s’il est venu déjà, sous la forme d’un enfant, c’est qu’il ne veut pas nous condamner mais bien nous délivrer de nous sauver.
Mais nous ne le serons pas si nous prenons prétexte de sa mansuétude pour nous attarder à notre train habituel, comme si nous ne devions jamais en être tirés, comme si la venue de Dieu à nous n’avait eu d’autre but que nous y rassurer, nous y bénir sans rien nous demander en échange.
La venus du Fils de Dieu en ce monde, au contraire, comme le Sauveur du monde, n’a de sens pour nous que si elle nous prépare effectivement à rencontrer « le Roi dans sa beauté », comme le dit le prophète.
Noël nous fait-il prendre au sérieux le monde invisible, celui où Dieu règne ? Nous prépare-t-il à le rencontrer : à rencontre le Roi et son Règne ?
Là est toute la question.
Nous n’aurons pas vraiment fêté Noël si nous ne nous y sommes nourris que de nostalgies inefficaces d’une enfance, d’une pureté, d’une humanité fraternelle que nous ne cherchons pas sérieusement à récupérer, parce que nous ne sommes pas prêts à accepter la voie ni à en payer le prix.
Nous aurons fêté Noël en chrétiens, au contraire, si nous avons fêté dans la foi la descente de Dieu vers nous : sa volonté efficace de déchirer le voile qui nous cache encore sa face.
Nous aurons fêté Noël pour le bon si nous venons à lui pour que lui-même ôte ce voile qui nous couvre le cœur et nous empêche de nous éclairer et de nous réchauffer vraiment au soleil de sa justice.
Mais avons-nous quelque désir de rencontrer Dieu ? Est-ce que cela nous dit quelque chose de le connaître comme lui nous connaît ?
Est-ce que nous sommes disposés, comme les bergers et les mages, à la foi et aux sacrifices qu’elle demande pour faire de notre vie une vie avec Dieu.
Tout est là.
Louis BOUYER