Les chrétiens ont toujours cru à l’incarnation, mais, chose curieuse, depuis qu’ils en parlent à tout bout de champ, depuis surtout qu’ils se sont avisés de faire de la grâce par excellence une loi (la « loi d’incarnation » : ne nous a-t-on pas, depuis vingt ans et plus, rebattu les oreilles avec ce motif ?), on dirait qu’il n’en ont plus une idée très nette.
Tout d’abord, dans le langage chrétien traditionnel, l’incarnation se distinguait par son unicité. Je veux dire par là que l’incarnation, loin d’être une loi plus ou moins générale, apparaissait comme un fait essentiellement singulier : la subsistance d’une personne divine dans la nature humaine, depuis qu’est apparue dans l’histoire la personnalité absolument unique et incomparable de Jésus-Christ, Dieu fait homme.
Mais je veux dire aussi, car les deux vont ensemble, qu’il ne pouvait être question, ni en fait ni davantage en principe, d’envisager pour le Fils de Dieu plusieurs incarnations.
Jésus n’est pas, dans la croyance traditionnelle des chrétiens, une incarnation parmi d’autres, actuelles ou au moins possibles, du Fils de Dieu : il est l’incarnation tout simplement, unique, non seulement pour l’instant mais pour toujours, du Dieu fait homme.
A cet égard, les théologiens avaient soin de nous prémunir contre toute confusion possible entre la notion chrétienne de l’incarnation et certaines croyances extrême-orientales qui ne présentent avec elle que des ressemblances trompeuses.
Les « avatars » de Vichnou et d’autres divinités analogues se sont pas de tout la même chose que l’incarnation chrétienne.
Dans celle-ci, en effet, la divinité ne revêt pas tour à tour des individualités humaines successives, comme on essaie successivement des vêtements quittés les uns après les autres et dont aucun, passez-moi l’expression, ne colle jamais à la peau.
Dans l’incarnation chrétienne, un Dieu unique et personnel s’est non seulement manifesté passagèrement dans une humanité éphémère, mais, définitivement et sans retour ni changement possible, il s’est lié à l’individualité historique de Jésus de Nazareth, depuis mort et ressuscité, Jésus qui demeure ainsi « le même hier, aujourd’hui et demain ».
Tout ceci paraissait bien clair, mais à lire certaine littérature semi ou pseudo-théologique de ces dernières années, il semblerait que ce ne le soit plus.
A force de nous parler de « loi d’incarnation », d’étendre du Christ à nous l’idée même d’incarnation, nous en sommes arrivés, sans plus du tout ou guère de gène, à parler non plus de l’incarnation, l’unique, mais d’incarnations, avec un s, qui semblent toujours à défaire et à refaire.
Face au problème missionnaire, par exemple, on nous assure que le christianisme, après s’être incarné (pour moins d’une génération semblerait-il) dans la culture juive, s’en serait « dégagé » afin de s’incarner de préférence et plus durablement dans la culture grecque.
Aujourd’hui, le problème serait de le « dégager » de celle-ci pour l’incarner à nouveau dans la culture chinoise, la culture hindoue, la culture noire, etc.
Il semble, en effet, qu’on soit déjà passé de l’idée d’incarnations successives à celles d’incarnations différentes mais simultanées, et, en quelque mesure, alternatives.
Dans le domaine de l’Action Catholique, également, certains nous parlent d’incarner le christianisme dans la classe ouvrière, comme on l’a, paraît-il, incarné précédemment dans la classe bourgeoise.
Enfin ne voilà-t-il pas qu’on nous suggère véhémentement l’urgence qu’il y aurait à l’incarner dans le monde de la technique, comme il l’avait été jadis dans un « monde classique », dont on nous assure qu’il n’est désormais plus qu’une vieillerie bonne à rien…
On voit bien qu’il y a partout en vue ici des problèmes réels : passage de la mission d’un milieu de culture à un autre ; réalisation concrète des exigences de l’Evangile dans des conditions de vie sociale tout autres ; expression de la foi dans des cadres mentaux profondément modifiés, etc.
Il serait absurde de refuser de voir ces problèmes, ou d’éviter, en biaisant avec eux malencontreusement, de les traiter à fond.
Mais toute la question est de savoir si l’on aide à les résoudre en prenant une notion théologique fondamentale pour la manipuler et la tordre de telle sorte qu’on en arrive à lui faire signifier toutes sortes de choses qui, non seulement l’écartent de son sens originel, mais nous habituent à l’employer au rebours de celui-ci.
La confusion qu’on introduit ainsi dans les mots risque fort, en effet, de se traduire par une confusion insurmontable dans les idées.
Ne risquons-nous pas d’abord d’imaginer qu’à côté de l’incarnation que le Verbe de Dieu s’est procurée, nous aurions à le pourvoir de toute une série, si l’on ose dire, d’incarnations de rechange ? Cela n’a proprement aucun sens.
Il n’y a qu’une incarnation possible, qui n’est aucunement soumise à nos prises : celle qui s’est accomplie en fois pour toute en Jésus-Christ.
Ce que nous avons à faire, c’est à en prolonger les conséquences et les effets en nous.
Mais cette réalisation de la « plénitude du Christ » dans l’Eglise et les chrétiens est tout autre chose que l’accumulation, et plus encore que le remplacement les unes par les autres, d’incarnations multiples, substituées ou ajoutées à l’unique incarnation.
C’est justement cette unicité de l’incarnation, unique du fait de son sujet, le Verbe divin fait chair, unique aussi dans la chair qu’il a prise, qui s’oppose radicalement à toute idée, formelle ou confuse, d’un « dégagement » possible de l’Evangile par rapport à une incarnation momentanée, pour préparer une ou d’autres incarnation subséquentes. Non seulement c’est toujours le même Esprit du même Christ qui est à l’œuvre dans l’incarnation, mais, loin qu’il se prête à une fragmentation supposée de ce en quoi le Verbe, le Fils de Dieu s’incarne, l’incarnation unique est précisément le plus profond facteur d’unification, de réconciliation, de communion pour l’humanité où elle s’est produite…
Ces quelques aperçus ne nous obligent-ils pas à modifier profondément, avec des manières de parler vagues et contradictoires, bien des façons de penser (ou de paraître penser) qui recouvrent plus de confusion mentale qu’aucun réel approfondissement des problèmes en cause ?
Louis BOUYER