Il n’est guère de mot qui soit plus à la mode parmi les chrétiens d’aujourd’hui.
L’Eglise, nous dit-on, doit s’adapter au monde moderne.
Il lui faut adapter sa liturgie à la sensibilité contemporaine.
Il lui faut adapter son enseignement à l’intelligence typique de notre époque.
Il lui faut adapter ses méthodes d’évangélisation à la psychologie, son fonctionnement administratif aux habitudes, son langage au langage de l’homme du XXe siècle. Dans les missions en particulier, l’église doit adopter (on passe comme si de rien n’était de l’adaptation à l’adoption), l’église, dis-je, dois adopter la culture, la mentalité de ceux qu’elle vise, etc., etc.
Elle doit parallèlement, dans nos pays, adopter les idéaux, les revendications, les espoirs de la classe ouvrière, etc. etc…
Maintenir le contact ? Bien sûr
Tout cela est bel et bon, et il est certain que c’est une preuve essentielle de vitalité pour un organisme séculaire que de savoir maintenir le contact avec le mouvement de l’humanité : s’insérer dans l’histoire et en suivre le flux, au lieu de rester, comme laissé pour compte, en marge de l’évolution.
Mais il pourrait être bon aussi de se demander avec un peu plus de souci de précision qu’on n’en a d’ordinaire ce qu’on entend par s’adapter – et à plus forte raison comment adopter ce qui se présente. Faute d’avoir là-dessus des idées nettes et une pratique rigoureuse, ne va-t-on pas prêter le flanc à la formule du poète : « on était conquis par sa conquête… » ?
C’est peut-être faute de s’être préoccupé suffisamment de ces précisions préliminaires si indispensables qu’on en arrive à des styles d’apostolat que leur ingéniosité ni leur générosité ne préservent toujours de verser dans l’apostasie. Au lieu, quand on en est là, de se lamenter sur un si fâcheux accident, il serait plus fructueux de se demander comment on a pu y arriver. C’est, sans doute, qu’on était parti sur des équivoques qu’il importerait de dissiper. Sinon, les mêmes causes risquent fort de continuer à produire les mêmes effets, malgré les gémissements les plus sincères. « Je n’avais pas voulu cela ! » Sans doute, mais n’avez-vous pas fait tout ce qu’il fallait pour y arriver ?
Ni fixisme recroquevillé, ni plasticité amorphe
Le danger d’un fixisme recroquevillé sur lui-même est indéniable. Mais le danger d’une plasticité amorphe, d’une adaptation de caméléon n’est peut-être pas moindre. Digérer sa nourriture en « omnivore » est un remarquable indice de vitalité. Mais se laisser happer et digérer par n’importe qui ou n’importe quoi n’est pas précisément la même chose.
Certains de nos apôtres les mieux intentionnés s’avisent-ils seulement de ces distinctions, lesquelles n’ont rien de subtil ? On aimerait en être plus sûr. Il y a trop de gens parmi nous pour qui « parler le langage de nos contemporains », cela revient en fait à « hurler avec les loups ». Et même quand on ne va pas jusqu’à ce point, on confond trop facilement la compréhension avec l’adhésion, l’intelligence sympathique avec la capitulation.
Il est curieux de voir comment les historiens ont parfois, eux-mêmes, en dépit du recul du temps, jugé superficiellement de ces choses. Pendant plus d’un demi-siècle, on n’a cessé de nous parler de l’hellénisation du christianisme par les Pères de l’Église, comme s’ils n’avaient fait qu’introduire la pensée grecque dans l’Église, en s’imaginant christianiser le monde et la civilisation antique. On revient sur ces jugements.
On s’est enfin aperçu que ce n’est pas aux pierres employées qu’il faut juger du style d’une construction, mais bien aux structures dans lesquelles on fait entrer les matériaux, quels qu’ils soient. Aujourd’hui, au contraire, la tentation serait d’imaginer qu’on peut christianiser les structures telles quelles, baptiser des civilisations, des mentalités, sans rien y changer.
On ne peut « christianiser les structures » sans les changer
En réalité, on ne baptise que des hommes : des personnalités vivantes, et cela suppose pour elles une véritable mort et une résurrection. Quant à christianiser leurs idées ou leurs mœurs, cela revient nécessairement à les changer de fond en comble. Certes, on n’y arrivera pas en leur faisant adopter toutes faites les façons de faire ou de penser d’une autre époque ou d’un autre milieu. Il aura fallu, au contraire, pour les gagner à l’Évangile, qu’on se mette à parler leur langage, qu’on s’accommode à leurs points de vue, à leur genre de vie…
Mais si adaptation est une traduction et non pas une trahison du message, ce qu’on dira dans leur langage, c’est ce qui ne s’y était jamais dit, ce qu’on mettra dans leur vie c’est le principe d’une transfiguration radicale.
On ne christianise pas une civilisation en la repeignant superficiellement d’un vernis chrétien. On la christianise en mettant à la portée de ceux qui y vivent le moyen efficace d’une complète refonte.
Le christianisme n’est pas une atmosphère, une inspiration sentimentale, une coloration affective qu’il suffirait de répandre autour des hommes et des choses pour les gagner au Christ. Le christianisme est le fait bouleversant de la Croix, la charge de rupture la plus violente qu’on ait jamais introduite dans le cours de l’histoire humaine. L’incarnation n’est pas non plus une apothéose de l’humain rien qu’humain, pris tel quel avec respect, pour être divinisé sans drame et sans douleur. L’incarnation est le principe d’une mort et d’une résurrection, qui ne peut rien laisser d’intact dans l’humanité.
Quand nous aurons quelque peu médité là-dessus, nous pourrons nous faite tout à tous ; comme saint Paul, sans être pour cela toujours de l’avis du dernier qui a parlé. Et ce que nous adopterons, grâce à nos adaptations, ne risquera plus de nous parasiter et finalement d’évider notre témoignage de sa substance ?
Louis BOUYER