L’initiation baptismale a fait entrer le catéchumène dans l’Église en l’introduisant au monde sacramentel. Elle a fait de lui un membre consacré de cette race élue, de cette nation sainte, de ce sacerdoce royal que l’Église tout entière constitue. C’est à ce titre que le néophyte est aussitôt invité à prendre part à la célébration eucharistique.
L’Évêque, ayant achevé de l’initier à la foi en le marquant du sceau de l’Esprit, lui a donné le baiser de paix, l’accueillant ainsi dans la fraternité chrétienne. Le pontife alors, ayant pris lui-même déjà pour les baptêmes et les confirmations les ornements de fête, retourne à l’Église pour y célébrer aussitôt la messe de la résurrection, ramenant avec lui les néophytes vêtus de blanc, parfumés du Chrême et les lampes allumées dans leurs mains.
L’assemblée chrétienne, pendant que les baptêmes se déroulaient, avait chanté les grandes litanies : invoquant l’assistance de tous les saints, évoquant tous les mystères du Christ, pour supplier celui-ci sans relâche de nous accorder la libération de tous les maux. Le chant s’achève maintenant par des supplications universelles pour l’Eglise entière, la hiérarchie, les fidèles, le monde et ceux qui le conduisent, la mission chrétienne, les païens, les juifs, tous les homme et plus particulièrement ceux qui souffrent.
Une lecture de l’épître aux Colossiens révèle aux catéchumènes tout le sens de ce qui s’est passé en eux : « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez les choses d’en haut, là où le Christ est assis à la droite de Dieu ; goûtez les choses d’en haut et non celles qui sont sur la terre. Car vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Quand le Christ, votre vie, apparaîtra, alors vous aussi vous apparaîtrez avec lui dans la Gloire. »
Puis c’est le chant de l’Alléluia, qui s’était tu pendant tout le Carême, le chant d’allégresse inexprimable pour le don de Dieu qui, lui-même, surpasse tout sentiment.
Vient enfin l’Évangile de la Résurrection. Mais alors ceux qui, hier encore, étaient catéchumènes, ne sont plus invités à se retirer. Maintenant, il leur appartient de prendre part au grand acte sacerdotal de l’Église, par la prière, l’offrande et la communion. Leur entrée dans le monde sacramentel leur ouvre la célébration eucharistique.
L’homélie épiscopale a dû leur découvrir justement tout le sens de ces sacrements de leur initiation, et comment ils les ont initiés très précisément non à une assistance passive, mais à une participation effective à l’eucharistie.
On peut dire que le sacrement est la suite normale de la Parole divine. C’est dans le sacrement que celle-ci produit tout son effet, et particulièrement dans l’Eucharistie.
La Parole de Dieu, nous l’avons dit, n’est pas en effet la révélation de vérités abstraites. Elles nous communique une vérité de vie, et c’est la vie de Dieu lui-même qui s’y découvre et s’y livre à nous. Elle est déjà, par elle-même, l’acte de Dieu se communiquant.
Et cela est vrai d’autant plus qu’en Dieu la parole possède une vérité, une réalité qu’elle ne saurait avoir en aucun homme. Tout ce que dit Dieu est vrai : il n’y a aucun écart possible, chez lui, entre la pensée et son expression. Et tout ce que Dieu dit se fait, par le seul fait qu’il l’a dit : quand Dieu exprime sa volonté, elle se réalise. Dire et faire ce qu’il a décidé, pour lui, c’est tout un. Et qui plus est, rien ne vient à l’être, rien n’existe, sinon parce que Dieu a exprimé sa volonté que cela soit. Comme nous le rappelait la première lecture de la Vigile, non seulement la parole de Dieu est créatrice, mais tout a été créé par elle.
Ainsi, en Dieu, la Parole ne s’oppose pas à l’Acte, mais ils ne font qu’un. L’action de Dieu est toute spirituelle : il n’y a qu’à exprimer sa volonté, qu’à parler, pour agir. Réciproquement, tout ce qu’il a fait a un sens, est une parole qui le révèle à nous.
La Parole de Dieu qui s’est exprimée dans l’histoire, par des mots humains, a été nécessaire simplement parce que l’homme s’était rendu sourd à cette première parole de Dieu qu’était la création de toute chose. Et, finalement, la Parole divine, pour nous, c’est Jésus-Christ, c’est-à-dire non pas seulement ce qu’il a dit, mais ce qu’il a fait aussi bien, sa Croix en particulier, et tout simplement ce qu’il est : le Fils de Dieu fait homme, la parole de Dieu faite chair.
Il en résulte que la Parole de Dieu qui nous est adressée, qui appelle notre foi, d’elle-même tend vers l’acte. Jésus, Parole incarnée, s’est exprimé et réalisé dans le mystère de la Croix. Sa Parole vivante qu’il a voulu que l’Église portât jusqu’à nous en son Nom, par la vertu de sa présence avec l’Église, tous les jours jusqu’à la fin du monde, opère dans les sacrements qui lui-même a institués. Comme ce que l’Église nous annonce de sa part, c’est son Mystère, ce que les sacrements réalisent, par la vertu de la parole du Christ qui les a institués et que redisent en son Nom et par son pouvoir ceux qu’il a envoyés, c’est l’accomplissement en nous de ce mystère.
Cependant, comme la Parole divine, la Parole de l’Évangile, pour nous atteindre, doit se servir de nos mots, d’images, empruntées à ce monde, prendre notre expérience commune pour la transformer en une découverte progressive des choses divines, les sacrements chrétiens, dans leur matérialité, sont simplement des signes empruntés à cette même expérience. C’est l’eau où l’on plonge, et de laquelle on émerge refait à neuf – c’est l’huile, avec le parfum, qui imprègne de force et embaume de joie – c’est le pain qu’on rompt pour ses amis, la coupe qu’on partage avec eux.
Mais de ces signes, un homme se saisit, que le Parole du Christ a désigné pour agir comme son « apôtre », comme « un autre lui-même ». Et, en nous les donnant, cet homme redit les paroles mêmes par lesquelles le Christ a dit sa volonté qu’ils soient les signes efficaces de sa grâce. Ainsi, pour eux, le mystère du Christ est non seulement annoncé parmi nous, mais accompli en nous. L’eau coule sur nous, et nous sommes plongés dans le sang de sa Croix, pour renaître par la puissance de la résurrection. Le chrême se répand sur nos têtes, et nous sommes oints de l’onction même du Christ, de cette onction qui est l’Esprit du Père, par qui nous devenons fils de l’Unique.
Et maintenant le pain que nous allons offrir va nous être rendu pour que nous le mangions, mais c’est le corps du Christ que nous recevons, comme le pain de vie descendu du ciel…
Tout ceci ne découvre sa réalité qu’à la foi. Pour la vue, pour tous les sens, l’eau reste de l’eau naturelle, le chrême n’est qu’une huile mêlée de parfums, le pain que nous recevons est celui-là même que nous avions présenté. Mais la Parole divine assure notre foi que l’Esprit accompagnait l’eau pour que nous renaissions non seulement de l’eau mais de l’Esprit, qu’il accompagnait l’onction matérielle pour être lui-même notre onction spirituelle, et que le pain qui a été rompu pour nous est devenu la communion au Corps de Jésus-Christ…
C’est dans le sacrement que la Parole, Parole divine, Parole créatrice, Parole du mystère sauveur, trouve son actualité. Mais c’est la Parole seule, parce qu’elle est la Parole de Dieu dans le Christ, qui assure notre foi qu’il y a ici plus que la vie : qu’il y a le mystère, c’est-à-dire comme le dit saint Paul, « le Christ en nous, espérance de la Gloire ».
Le mystère, le contenu de la Parole de Dieu, qui nous est non pas simplement annoncé mais donné dans les sacrements, c’est le Christ, c’est sa Croix, dans toute sa puissance de résurrection, de victoire sur les forces du mal, de régénération de l’homme, de transfiguration du monde. Mais le mystère lui-même n’est pleinement annoncé, pleinement reconnu que dans l’action sacramentelle, et plus précisément dans la célébration eucharistique. Car le mystère du Christ est essentiellement communication, don de Dieu, don créateur, expansion de son amour dans nos cœurs par le Saint-Esprit. Et c’est finalement dans les sacrements, et par excellence dans l’eucharistie, que la communication s’opère, que le don de Dieu est livré, qu’il nous recrée, qu’il nous donne non seulement d’être mais de vivre en créatures nouvelles, en enfants de Dieu.
L’eucharistie, en effet, n’est pas seulement un sacrement parmi d’autres. Elle est le foyer de tout l’univers sacramentel. Les autres sacrements : baptême, confirmation, pénitence (qui est une restauration du baptême), ordination (qui est un disposition spéciale non seulement à participer à l’eucharistie, mais à la présider ou y servir) ne sont qu’une introduction à l’eucharistie, ou bien, ils en sont un rayonnement, comme c’est le cas du mariage ou de l’onction des infirmes. Mais l’eucharistie, seule, est le nœud de toute l’action sacramentelle, de sorte, comme le dit l’apôtre, que chaque fois que nous mangeons de ce pain et buvons de cette coupe, nous annonçons la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne.
Car la relation entre le mystère du Christ, mort et ressuscité, et l’eucharistie est réciproque. L’eucharistie n’a pas d’autre contenu, d’autre réalité que le sacrifice Sauveur. Mais ce sacrifice en retour ne prend son sens que dans l’eucharistie. C’est pourquoi l’eucharistie du Christ a engagé le Christ dans le mystère de sa Croix, avant que l’eucharistie de l’Église, qui est toujours celle du Christ, nous y engage à notre tour.
Louis BOUYER