Jésus chassant les marchands du Temple (Jacob Jordaens, c. 1650)
.
.
.
.
.
Je suis un homme coléreux. Je conserve à part moi une liste confidentielle de mes ennemis. J’ai suivi un entraînement en arts martiaux – que je continue de pratiquer (différemment et avec modération) comme exutoire d’une rage intérieure : le sac de sable dans lequel je tape à la gym figure l’un ou l’autre de mes adversaires. Doux, gentil, aimable ? Pas vraiment selon les critères chrétiens. (Accolé à un homme comme dans « Gentleman » ou « gentilhomme », cela signifiait originellement « poli » comme une lame qu’on a affutée. Un homme à l’esprit vif et bien « aiguisé » qui se bat pour sa terre ou ses titres était dit « gentled »).
Je n’ai pas trop cherché à lutter contre ma colère parce que, d’après mon expérience, ni le sentiment de culpabilité ni la honte ne permettent de se libérer effectivement d’aucune de nos limitations spirituelles ou psychologiques. J’ai, à un certain moment de ma vie, lu Spinoza (mort en 1677), qui quelque part dans son « Ethique », écrit (je cite de mémoire) : « Lorsque nous prenons une conscience claire et distincte d’une passion, elle cesse d’être une passion. » Par « passion », il voulait dire péché ou illusion. Pour moi, il est encore plus évident que c’est l’amour de Jésus Christ – la connaissance claire et distincte du Dieu incarné – qui, en définitive, nous libère de la colère. On peut dire la même chose d’autres péchés mortels. Mais ici je ne parle que de l’ « ira » : la rage, la fureur, le courroux.
Certes, toute colère n’est pas malsaine. L’absence ou l’insuffisance de colère est parfois une faute (Aristote). L’esprit de détachement est une grande qualité mais il est difficile d’imaginer que l’on soit à ce point détaché que l’on ne ressente aucune colère à l’encontre de l’avortement ou de l’abus sexuel sur un enfant ou toute autre injustice grave. « La colère, quoique péché, possède une vertu : celle de combattre l’indolence. » (W. Austen) La colère est un outil comme un fer dans votre sac de golf. Vous pouvez ne pas vous en servir mais vous l’avez quand vous devez lancer loin la balle. Puis vous la replacez dans le sac.
On cite souvent l’exemple de Jésus chassant les marchands du Temple. A juste titre, je crois. Notre Seigneur n’a pas éprouvé de rage, au sens de colère destructrice qui est un péché, mais il n’a pas non plus cherché à utiliser le discours de la douceur et de la raison envers les vendeurs et les acheteurs qui avaient fait de la maison de Son Père un repaire de voleurs. Il les a chassés. Il les a fouettés. Avec amour, car les chasser et les fouetter sans amour aurait été le reflet de l’insouciance et de la violence de ce monde.
Quoique nominalement chrétien toute ma vie, et la plupart du temps comme catholique, je n’ai jamais pratiqué par principe l’amour de mes ennemis. Je les ai parfois frappés au menton. Je n’ai jamais été de ceux qui pensaient que le héros du film devait, à la dernière minute, faire grâce au « méchant ». Mais ce n’est qu’une réaction de spectateur sachant que la plupart du temps, le méchant finit par tirer sur le bon, ou son amie, ou revient pour créer le chaos parce que, précédemment, il avait été épargné par le héros qui ne s’était pas montré un homme pragmatique. Peut-être y a-t-il quelque passage de l’Ecriture dans ce sens. Mais je me référerai ici au philosophe écossais Adam Smith (mort en 1790) : «L’indulgence envers le coupable est cruauté envers l’innocent. » C’est le fondement de la théorie catholique de la guerre juste.
Toutefois la frontière entre le criminel et le bouc émissaire est plus floue que l’on ne pense. La position catholique « par défaut » est le pardon, qui vient de l’amour, le mot qui résume le mieux notre foi. L’apôtre Jacques écrit : « Que chacun soit prompt à écouter, lent à parler, lent à la colère ; car la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu. » (1,19)
Je suppose qu’il y a d’autres catholiques en colère – des gens qui ont du mal à tendre l’autre joue ; qui pensent que LEUR colère est la preuve de leur engagement ; que toute indignation est bonne. Ils ont tort.
Ce qui fait peur n’est pas seulement de reconnaître ce péché mortel en nous-mêmes mais de le voir s’installer comme indicateur de tendance, comme disent les sciences sociales, aux Etats-Unis et à travers le monde. Des nations sont au bord de l’auto-destruction parce que la colère – la rage – les déchire. Selon Spinoza, la paix n’est pas l’absence de guerre mais une vertu qui provient du courage de l’âme.
Paul, aux Ephésiens (4,26) : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère ; il ne faut pas donner prise au diable. »