Dans son ouvrage de référence publié en 1984, The Naked Public Square (La Place Publique Désertée), Richard John Neuhaus – alors pasteur luthérien (ndr : devenu prêtre catholique, il a dirigé la revue First Things jusqu’à sa mort en 2009) – mettait en garde l’Amérique qu’à force de décourager voire d’interdire toute référence religieuse dans le débat public, elle ne privait pas seulement la société de clés de compréhension de la nature humaine et de la culture américaine. Elle contribuait aussi à faire apparaître la religion elle-même comme hostile à la vision que l’Amérique a d’elle-même. La liberté religieuse devenait rapidement la liberté à l’encontre de la religion.
L’Archevêque de Chicago, le Cardinal Francis George, reprend l’argument dans un nouveau livre, God in Action : How Faith in God Can Address the Challenges of the World (L’action de Dieu : comment la foi en Dieu peut répondre aux défis du monde). La particularité du livre du Cardinal George est qu’il aborde la question d’après la perspective de Dieu sur nous et non de nous sur Lui. Les premiers chapitres sont un résumé des principes fondamentaux de la théologie chrétienne – Qui est Dieu ? Qu’attend-il de nous ? Le Cardinal George répond en reprenant les formulations de Thomas d’Aquin. Il nous rappelle que Dieu:
« est à l’œuvre dans le monde et qu’il est responsable de tout bien présent dans les créatures puisque l’ordre établi par la providence divine de toute chose selon sa fin propre est effectivement bon pour les créatures. » (la partie en italique par nos soins)
La conception chrétienne de l’ordre temporel repose sur la prémisse essentielle que Dieu est la source de notre liberté, laquelle n’est plénière que lorsqu’elle est une avec Sa volonté. Que signifie donc le fait que la société moderne se réorganise elle-même en contradiction avec cette volonté ?
Selon le Cardinal, le préjugé antireligieux dans la culture populaire a été substantiellement renforcé depuis les attentats du 11 septembre 2001 dans la mesure où ceux-ci, commis au nom de Dieu, ont conduit les médias à conclure que c’est la religion elle-même – toute religion – qui est le principal facteur de violence dans le monde. Si je ne suis pas sûr de partager son avis sur ce point, la « dictature du relativisme », selon les termes de Joseph Ratzinger, n’a cessé de progresser depuis de nombreuses décennies. Le Cardinal George cite à ce propos Alexis de Tocqueville qui, en 1835, annonçait déjà que le mouvement de sécularisation, y compris dans une nation aussi religieuse que les Etats-Unis, entraînerait inéluctablement les Américains vers « un dégoût quasi-invincible à l’égard du surnaturel » (Tocqueville).
Quelles que soient les causes, nous avons atteint à l’évidence un stade historique dans lequel la tension entre Dieu et César est résolue en excluant les concepts religieux de la considération du public et en les traitant comme étant le problème et non la solution. Ceci ne saurait tenir, pour deux raisons : la première est que nous avons été créés par Dieu ; la seconde parce que, selon les termes du Cardinal George, lorsque «la vie séculière est assurée sans tenir compte de la liberté religieuse, elle devient une vie profane, dans laquelle la persécution de la religion devient inévitable. » La difficulté ici est que notre démocratie dépend de la foi, alors que la démocratie elle-même ne peut la procurer.
Ramener la foi et la tradition religieuses à l’intérieur du débat public est un défi surtout au moment où l’athéisme est engagé dans une offensive dans laquelle les laïques prétendent être victimisés et recherchent la protection de la loi. Le Cardinal George cite à propos Leszek Kolakowski : « Le besoin religieux ne saurait être exclu de la culture par des incantations rationalistes. L’homme ne vit pas seulement de raison. » De « peuple quasi élu » (Lincoln), nous devenons rapidement un peuple quasi congelé (Miner).
Le Cardinal George se livre à une critique des décisions de la Cour Suprême qui ont restreint le rôle de la religion dans la vie publique, d’abord en grignotant à la marge puis en coupant de larges morceaux. Il les oppose à plusieurs documents pontificaux ou du Vatican (parmi lesquels Dignitatis Humanae) qui sont centrés sur Dieu et Ses intentions. Ceux qui rejettent l’origine divine des droits en sont quittes pour la conception hasardeuse que nous sommes nous-mêmes leur source. La conséquence la plus terrifiante est que nos droits sont aussi variables et fragiles que la prochaine élection ou révolution. La victime alors n’est pas seulement un droit : c’est tout simplement la justice. Les autorités civiles ont parfois raison, comme dans le cas des droits civiques (ndt : le droit de vote des Noirs), parfois ont lrgement tort, comme dans le cas injuste de l’avortement.
Comment se peut-il que les droits à l’autonomie individuelle, à la vie privée, ou à la liberté l’emportent sur le droit à la vie ?
En dehors des libertaires les plus doctrinaires, personne ne croit que le marché livré à lui-même produit la liberté économique ; pas plus que personne n’imagine que l’absence de législation dans le domaine de la vie familiale et des secteurs de la vie culturelle qui s’y rapportent produit la réalisation de la libération personnelle.
Son Eminence conclut que c’est là un exemple de mauvaise société qui tire « chacun vers soi-même, sans souci d’un projet plus vaste et de sa destinée. »
Quelle est la réponse ? Une culture de vie dans laquelle chacun est reconnu dans sa dignité, dignité qui résulte de son union avec Dieu, une vie qui tire son origine d’une sexualité maîtrisée, le respect de l’humanité incluant aussi le respect de la nature, toute vie et toute culture trouvant leur sens ultime dans la contemplation du Créateur. Le Cardinal George parle d’ «entrer en possession de soi-même», grâce à quoi, bien compris, nous nous orienterons vers les bonnes réponses à apporter aux questions de politique et de moralité, notamment en matière de bioéthique.
Les Chrétiens sont appelés à la prudence par rapport à tout ce que veut César : la paix autant que la guerre, la justice sociale autant que la liberté de l’économie. Le premier couple est particulièrement délicat depuis le 11 septembre. Ni les « faucons » ni les « colombes » n’apprécieront les vérités du Cardinal. Il en va de même des hyper-capitalistes et des socialistes. Mon désaccord avec le Cardinal George ne porte sur aucun de ces points mais sur son insistance à qualifier tous les immigrants de « trésor culturel ». En tant que tel, il n’y a pas de difficulté religieuse. L’objection porte sur la distinction juridique entre immigration légale et immigration clandestine. Peu d’Américains sont opposés à l’immigration légale, mais la position des Evêques en faveur de l’ouverture des frontières méconnaît l’état de non-droit qui prévaut à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Les visas seraient-ils non-chrétiens ?
Mais ceci est une vétille. Le Pape Ratzinger, le Cardinal George et l’Eglise Catholique offrent une vision de l’existence centrée sur Dieu et cohérente qui recouvre tous les secteurs de l’existence, vision qui requiert chacun de nous de voir Dieu en action : « Partout et toujours, l’activité la plus importante est de chercher celle de Dieu ».
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2011/their-proper-end.html