Lorsque j’ai appris la publication d’un livre signé Claire Vajou (Iô, Odile Jacob), j’ai éprouvé une vive émotion. J’étais rappellé, en effet, à une période antécédente de ma vie, avec des visages très présents dans ma mémoire et auxquels je suis mystérieusement lié. Je n’ai jamais rencontré Claire Vajou, mais j’ai très bien connu son père, mon excellent collègue Jean-Claude Vajou qui faisait partie de l’équipe de Philippe Tesson à Combat puis au Quotidien de Paris. C’était un homme discret, délicat, passionné par le monde politique où il était immergé depuis toujours. Il m’avait confié qu’il était très affecté par le départ de sa fille Claire, qu’il aimait beaucoup, pour un monastère orthodoxe en Grèce. C’était un déchirement, et il était plutôt dépassé par ce qui lui arrivait. J’interprète peut-être a posteriori, mais il me semble qu’il ne comprenait pas très bien sa fille. En même temps, il ne pouvait s’opposer à une vocation qui ne la concernait qu’elle. Et puis ce milieu de l’orthodoxie, qui plus est d’une orthodoxie très particulière, le décontenançait.
Par ailleurs, je connaissais le responsable principal de ce départ. Dans le récit de Claire Vajou il se nomme Justin. Je l’ai d’abord connu Frédéric, avant qu’il ne devienne Patrick après son nouveau baptême orthodoxe. Il ne m’est pas si facile d’en parler, car je ne puis tout dire des circonstances assez étonnantes où je l’ai rencontré, alors qu’il n’avait que 15 ans. Mon premier contact avec lui fut un coup de téléphone, dont je me souviens encore comme si c’était hier. Imaginez : un adolescent que vous ne connaissez pas vous annonce qu’il a des choses très importantes à vous confier et que pour la bonne compréhension de sa pensée, il vous prie de ne pas l’interrompre, car il a écrit soigneusement son propos et désire que je l’écoute avec attention jusqu’au bout. Je fus assez estomaqué, car même s’il y avait quelque chose de naïf dans son discours, il n’en révélait pas moins un garçon singulier, particulièrement doué. Lorsque je le rencontrais de visu, mon impression devient plus intense. Il était évident qu’il y avait du génie en lui, avec cette nuance un peu inquiétante des gens trop aimés des dieux. Un regard incroyablement profond, des traits mobiles et anguleux, qui étaient accordés à une expression forte de la parole.
Je ne puis qu’acquiescer au portrait de Justin tracé par Claire Vajou: « un très grand jeune homme voûté dont le visage irrégulier, profond et intelligent, gardait une expression enfantine. Sa voix, caressante et placée trop haut, m’étonna; une voix de fausset, ce devait être cela. Elle n’était pas exactement désagréable mais curieuse. »
En deux mots, ce « Justin » devait avoir un destin tragique, au terme d’une existence brève mais pleine. Claire Vajou le rencontre à un moment où je ne le vois plus, bien que je sois informé du cours de son existence. Ainsi, tout commence par le mariage à la campagne où elle est invitée parce qu’elle connaît la fiancée de Justin. Sur le moment, une amie m’avait décrit la scène que j’ai retrouvée dans le récit de Claire, avec le prêtre orthodoxe « à la longue barbe blanche » qui célèbre la liturgie et qui est à l’origine de toute cette aventure. « La cérémonie, comme toutes les cérémonies orthodoxes, fut interminable. Prêtres, diacres et enfants de chœur en chasubles dorées allaient et venaient sur l’herbe verte, brandissant cierges et encensoirs. On se serait cru dans une version d’opérette de « l’Agneau mystique » de Van Eyck. Tout cela ne faisait pas très sérieux, c’était à la fois grandiloquent et folklorique. »
Il n’empêche que l’étudiante va bientôt se passionner pour ce groupe original, notamment à cause de la personnalité du « père Ambroise » dont le dénuement et la conviction vont l’impressionner. Originaire d’Asie Mineure et réfugié en France à la suite des massacres des chrétiens de Smyrne, il avait consacré sa vie à l’orthodoxie. Ce religieux va répondre aux questions que Claire élevée dans le catholicisme, se pose alors sans qu’on lui réponde dans son Église. Cela peut faire mal, rétrospectivement, mais c’est indéniable. Un certain nombre de jeunes gens à cette époque ont eu soif et ils ont cherché du côté de l’orthodoxie ce qu’un catholicisme exsangue ne leur donnait pas. C’est un peu dur d’écrire cela et il est vrai que la généralisation est un procédé injuste et souvent déloyal. Mais comment nier que telle fut bien la réalité pour un certain nombre de gens déçus et exaspérés par ce qu’ils entendaient ou n’entendaient pas lorsque, désespérément, ils posaient leur question sur l’essentiel (voir ce que Jean Guitton disait là-dessus à la même époque : Silence sur l’essentiel !) Bien sûr, a posteriori, j’aurais pu offrir aux intéressés quelques bonnes adresses où ils ne se seraient pas fourvoyés. Mais en même temps, je ne puis que me rappeler que des gens comme Lubac, Danielou, Bouyer, faisaient le même constat.
Cela dit, je ne puis acquiescer sans examen critique au réquisitoire de Claire Vajou à l’encontre de l’Église conciliaire ou post-conciliaire. Il y a des attaques qui touchent juste, d’autres moins, d’autres enfin sont plus que discutables. Ce qui touche juste concerne l’étrange apathie qui résulte de l’absence du Dieu vivant et vrai, avec des liturgies insipides, des prêches humanistes assez plats. « Dieu essoufflé d’une société décadente. » Hélas oui, on a pu avoir ce genre d’impressions, surtout lorsque la foi en la Résurrection était renvoyée à des métaphores creuses d’où résultait un agnosticisme proche de l’athéisme. Toute la rhétorique de l’ouverture au monde est ramenée non sans quelque véracité, à ce « ridicule aggiornamento catholique », dont le prosaïsme racoleur écœure même les enfants ». J’ai moi même illustré ce genre de dérives dans des discussions récentes. Tout de même, je suis obligé de faire des réserves importantes. L’idée d’aggiornamento (que l’on doit à Jean XXIII) n’est pas absurde en soi. Elle devient contestable lorsqu’elle est le vecteur d’un alignement mondain sur les idéologies et les mœurs du temps. Mais il n’est pas interdit de prendre du recul par rapport à la conjoncture historique pour comprendre les évolutions de civilisation et examiner la pertinence de la stratégie spirituelle à mener. L’Église mène sa mission dans un univers dont elle se doit de mesurer l’écart avec la conversion évangélique qu’elle doit conduire. Cela peut provoquer des méprises. Bernanos en savait quelque chose, qui rappelait que ce n’étaient pas de réformateurs dont nous avions besoin, mais de saints. N’empêche que certains saints furent de sérieux réformateurs. Voilà pourquoi, me semble-t-il, on ne peut dédaigneusement refuser d’examiner la signification de Vatican II, en évitant de le réduire à sa caricature.
Autre remarque, Claire Vajou s’en prend assez unilatéralement aux couvents catholiques dont le climat névrotique serait aussi l’effet d’une sécheresse spirituelle. Elle ne semble retenir qu’un « couplet mystico-sentimental sur la nuit obscure et la sécheresse de l’âme qui succède aux grâces des débuts ». Peut-être cela correspond il à l’expérience de l’intéressée, mais je trouve dommage qu’un tel jugement, qui tombe comme un couperet, fasse fi de l’étonnante épopée du monachisme occidental, avec ses génies modernes du Carmel qu’ont été Thérèse de Lisieux et Édith Stein. Et puis il ne suffit pas de reprendre une formule de la grande Thérèse d’Avila pour ignorer tout le reste, et notamment la force de pénétration psychologique qui permettait à la Madre de chasser mélancolie et névrose de ses communautés.