I – Dans l’Ancien Testament
Tout naturellement nous pensons à cette citation du Deutéronome, devenue la prière quotidienne du juif et que Jésus cite comme l’essentiel de la Loi.
Écoute, Israël : Le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. (Deutéronome 6,4-5 Bible de Jérusalem) 1
Jésus cite ce texte en y ajoutant « de toute ta pensée » et en y joignant la finale, tirée de Lévitique 19,18 :
Voici qu’un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve: «Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ? » Jésus lui dit : « Dans la Loi qu’est-il écrit? Comment lis-tu ? » Il lui répondit: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même.» Jésus lui dit : «Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie.» (Luc 10,25-28)
Le Deutéronome emploie encore deux fois ce verbe en 11,1 :
Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu et tu garderas ses observances, ses lois, ses coutumes et ses commandements, tous les jours.
Et en 30.16 :
Le Seigneur ton Dieu circoncira ton cœur et le cœur de ta postérité pour que tu aimes le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme, afin que tu vives.
Les psaumes, qui sont pourtant remplis d’attitude confiante envers Dieu, envers celui qui est la force, le bouclier, celui qui écoute et vient au secours, n’emploie que rarement l’expression J’aime Dieu . Plus souvent on lit je t’espère, ou je te cherche. Il y a néanmoins le psaume 17 qui commence par cette affirmation :
Je t’aime, Seigneur, ma force : Seigneur, mon roc, ma forteresse, Dieu mon libérateur, le rocher qui m’abrite, mon bouclier , mon fort, mon arme de victoire. (Traduction liturgique)
Le psaume 114, celui du Hallel du Jeudi saint, commence par la même expression :
J’aime le Seigneur (v.1)
Avec le petit problème de traduction de la BJ, qui ne met pas Dieu en COD, mais qui emploie le verbe absolument, signe de joie et de satisfaction :
J’aime, lorsque le Seigneur entend le cri de ma prière.
Le psaume 118, longue litanie d’amour de la Loi, emploie 12 fois ce verbe, mais toujours avec des COD autre que Dieu : commandements, préceptes, loi, volontés, manière détournée d’exprimer l’amour pour Dieu, celui qui donne cette Loi.
Ces citations permettent deux remarques :
* On peut s’étonner qu’une attitude aussi spontanée et incontrôlable que l’amour puisse être l’objet d’un commandement. Il faut peut-être remettre en honneur l’idée que l’amour est fruit de la volonté, qu’elle ne se réduit pas au sentiment qui, lui, est parfois difficile à orienter.
* Aimer Dieu est profondément original dans le monde des religions. Ailleurs, il est craint, vénéré, respecté, ou imploré pour obtenir des bienfaits. Rarement, il est présenté comme devant être aimé. Ceci s’éclairera lorsque la nature intime de Dieu sera révélée, que Dieu nous fera savoir qu’il est lui-même amour.
Le livre de l’Ecclésiastique, le Siracide, recommande l’amour de Dieu dans le cadre du culte du Temple :
De toute ton âme crains le Seigneur et révère ses prêtres. De toutes tes forces aime celui qui t’a créé et ne délaisse pas ses ministres. Crains le Seigneur et honore le prêtre et donne-lui sa part comme il t’est prescrit : prémices, sacrifice de réparation, offrande des épaules, sacrifice de sanctification et prémices des choses saintes. (7, 29-31)
Il faut nous attarder au livre qui a inspiré tant de mystiques : le Cantique des cantiques, incomparable chant d’amour. Les commentateurs s’affrontent pour savoir si c’est un chant d’amour entre un homme et une femme ou un chant de l’âme pour son Dieu. Il semble qu’il y ait un fond d’expression d’amour charnel, ne serait-ce que le début : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche.. », mais qu’il a été inséré dans les textes sacrés en raison de sa visée mystique : la recherche de Dieu comme « celui que mon cœur aime »
Ceci nous introduit à un thème majeur de l’AT, celui de l’Alliance, lié à l’allégorie nuptiale : Dieu époux de son peuple. Celle-ci est présente chez les prophètes depuis Osée, qui en parle à partir de son expérience personnelle d’amour bafoué (chapitres 1 à 3), jusqu’à Ezékiel (chapitre 16) qui relit de manière très réaliste l’histoire de l’Alliance comme l’histoire d’amour de Dieu pour son peuple. Le problème est de savoir ce qui est premier dans le concept d’Alliance : l’aspect politique et juridique hérité des traités de l’Orient ancien ou celui du mariage d’amour de Dieu et de son peuple. Il est certain que les textes du Pentateuque concernant l’Alliance n’ont guère de contenu affectif, sauf les textes du Deutéronome que nous avons cités en commençant. Mais il a appartenu aux prophètes de développer, en dehors du cadre juridique, le contenu d’amour de l’Alliance. Plus précisément, on verra apparaître que le motif de l’Alliance est l’amour préférentiel que Dieu porte à ce peuple qu’il a mis à part, et il reviendra aux prophètes de souligner que cet amour attend une attitude semblable en retour. On peut alors citer l’appel d’Isaïe, adressé aux étrangers appelés à entrer dans l’Alliance :
Quant aux fils d’étranger, attachés au Seigneur pour le servir, pour aimer le nom du Seigneur, devenir ses serviteurs… fermement attachés à mon alliance, je les mènerai à ma montagne sainte. Je les comblerai de joie dans ma maison de prière…. qui sera appelée maison de prière pour tous les peuples. (56, 6-7)
Comme souvent, pour ne pas mettre Dieu à portée de la main, le prophète (le 3° Isaïe), emploie la périphrase le nom du Seigneur, plutôt que le mot Dieu lui-même.
II – Dans le Nouveau Testament
Revenons à la citation de Jésus sur le plus grand commandement, mais avec la version de saint Matthieu :
Les foules, qui avaient entendu, étaient frappées de son enseignement. Apprenant qu’il avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent en groupe, et l’un d’eux lui demanda pour l’embarrasser : » Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ? » Jésus lui dit : » Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. À ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes. » (22,24-40)
L’insistance est mise sur le second commandement « semblable » au premier. [Pourquoi la TOB a-t-elle traduit omoia (grec) et simile (latin) par «aussi important » qui est bien faible ?]
Cette similitude des deux commandements va être le pivot de l’enseignement de saint Jean dans sa première lettre.
Si quelqu’un dit : » J’aime Dieu » et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu ; et quiconque aime celui qui a engendré aime celui qui est né de lui. Nous reconnaissons que nous aimons les enfants de Dieu à ce que nous aimons Dieu et que nous pratiquons ses commandements. Car l’amour de Dieu consiste à garder ses commandements. Et ses commandements ne sont pas pesants. (4,20-5.3)
Nous sommes au centre du problème. Ce texte nous dit la nécessité d’aimer Dieu, même si nous ne le voyons pas, avec l’obligation conjointe d’aimer nos frères. Mais en plus, il précise qu’aimer Dieu c’est observer ses commandements, en particulier celui d’aimer ses frères. Raisonnement circulaire ou implication profonde des deux amours. En aucun cas, on ne peut trouver dans ce texte la justification contemporaine de l’identification de l’amour de Dieu avec l’amour du prochain. Ces deux amours s’emboîtent et se commandent mutuellement mais ils sont différents. On ne peut diluer l’amour pour Dieu dans l’amour pour le prochain, même si celui-ci valide l’authenticité du premier. Il faut souligner aussi que la réciproque : « nous reconnaissons que nous aimons les enfants de Dieu à ce que nous aimons Dieu » est rarement invoquée. Pourtant elle induit que la source de l’amour du prochain est dans l’amour pour Dieu.
Saint Paul insiste sur la charité fraternelle, mais il n’oublie pas l’amour pour Dieu. À propos des viandes offertes aux idoles, il compare le savoir, la science, dit-il, et l’amour pour Dieu, la charité :
Nous avons tous la science, c’est entendu. Mais la science enfle ; c’est la charité qui édifie. Si quelqu’un s’imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comme il faut connaître ; mais si quelqu’un aime Dieu, celui-là est connu de lui (1 Corinthiens 8,3)
Et il termine sa lettre par cette exhortation :
Tous les frères vous saluent. Saluez-vous les uns les autres par un saint baiser. La salutation est de ma main, à moi, Paul. Si quelqu’un n’aime pas le Seigneur, qu’il soit anathème ! » Maran atha. «
La grâce du Seigneur Jésus soit avec vous !
Je vous aime tous dans le Christ Jésus. (16,20-22)
On remarquera, bien sûr, le lien qu’il établit, même dans cette formule de politesse, entre les deux amours.
C’est ce qui fait la complexité du célèbre hymne à la charité du chapitre 13.
Aspirez aux dons supérieurs. Et je vais encore vous montrer une voie qui les dépasse toutes.
Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.
La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout.
La charité ne passe jamais. Les prophéties ? elles disparaîtront. Les langues ? elles se tairont. La science ? elle disparaîtra. Car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie. Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra. Lorsque j’étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; une fois devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant. Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. À présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu. Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d’entre elles, c’est la charité.
Recherchez la charité. (1 Corinthiens 12,31-14,1)
La visée est incontestablement l’amour pour Dieu, sinon la comparaison distribuer tous mes biens en aumônes ne serait pas à sa place. De plus, la finale nous place résolument dans la rencontre définitive de Dieu : connaissance dans le face à face avec l’être aimé. Il s’agit bien de l’amour pour Dieu. Mais ses qualités rejaillissent sur l’amour humain.
Les versets suivants de la lettre aux Romains nous mettent en face de ce double amour.
Ayant donc reçu notre justification de la foi, nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ, lui qui nous a donné d’avoir accès par la foi à cette grâce en laquelle nous sommes établis et nous nous glorifions dans l’espérance de la gloire de Dieu. Que dis-je ? Nous nous glorifions encore des tribulations, sachant bien que la tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l’espérance. Et l’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit qui nous fut donné. C’est en effet alors que nous étions sans force, c’est alors, au temps fixé, que le Christ est mort pour des impies. (5,1-6)
Le premier verset : « Justifiés par la foi » et le dernier : « Christ mort pour les impies » concernent incontestablement l’amour que Dieu a pour nous, dont la preuve éclatante est la venue du Christ et le don de sa vie pour nous. Mais nous sommes orientés vers l’amour pour Dieu par l’affirmation que nous avons accès à la grâce, c’est à dire au don de Dieu, anticipation de la gloire, et aussi par le lien qu’établit le texte avec l’espérance. Il semble donc que c’est cet amour pour Dieu qui nous a été donné par le Saint Esprit. C’est de cette manière que l’a compris la Tradition qui a vu dans ce verset l’origine de ce qui nous modèle intérieurement, l’amour pour Dieu qui nous fait vivre en accord avec lui. On parlera alors de vertu infuse. On peut remarquer aussi que dans ce texte amour pour Dieu et espérance sont très proches.
Nous ne pouvons pas quitter le NT sans dire un mot d’une position célèbre, celle du protestant Nygren, traduit en français en 1943, qui opposait éros, selon lui l’amour purement humain, pure recherche de la satisfaction, et agapè, mot employé par la Bible, qui serait l’amour qui vient de Dieu, amour désintéressé.
Cet auteur accuse saint Jean d’avoir préparé l’altération de l’idée chrétienne d’amour (agapè ) par l’idée grecque d’éros. Il faut savoir que sa position est l’héritière de la vision protestante qui marque une rupture entre l’ordre de la nature et celui de la grâce, dans lequel l’amour est pur don. Nous verrons plus loin l’origine de cette opposition dans saint Augustin. La position de Nygren n’est pas tenable, car même pour Platon, qui porte l’éros au sommet de l’expérience humaine (d’ailleurs indépendamment du sexe du partenaire), celui-ci ne se réduit pas à la recherche de la satisfaction mais consiste à donner sa vie pour ceux qu’on aime (Banquet 179 b). D’autre part, il n’est pas sûr que l’amour pour Dieu ne puisse pas prendre lui aussi la forme de l’éros. À preuve cette citation de Denis le Mystique (6° siècle) :
Tout tend vers le Beau-et-Bien (Kalos-kagathos), il est l’objet de tout désir amoureux (éros) et de tout amour charitable (agapè). (Noms divins ch. 4, § 10)
Pour qu’on imagine pas qu’en soutenant cette thèse (éros pour Dieu), nous allions contre l’autorité des divines Écritures, ceux qui critiquent l’emploi de l’expression « désir amoureux », n’ont qu’à écouter cette parole du Sage : « Sois amoureux d’elle (la Sagesse) et elle te gardera ; enveloppe-la, et elle te gardera ; honore-là pour qu’elle t’embrasse » (Proverbe 4,6-9) et se rappeler tant d’autres passages où Dieu est célébré en termes érotiques. (§ 11)
Il a même paru à certains de nos auteurs sacrés que « désir amoureux » est un terme plus digne de Dieu qu’ « amour charitable » (§ 12) (Appuyé par une citation d’Ignace d’Antioche, voir plus loin)
Cet auteur nous conduit donc à explorer la tradition.
III – Jalons dans la Tradition.
* Saint Augustin radicalise l’opposition entre l’amour de Dieu et l’amour de soi, en en faisant la base des deux cités qu’il décrit dans La Cité de Dieu :
Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste. (L. 14, ch. 28)
Par ailleurs, lui même, dans Les Confessions, décrit son itinéraire, allant d’un vain amour orienté vers le plaisir (3,1) à un amour toujours plus grand pour Dieu (13,8)
Mais c’est son commentaire de la lettre de Jean qui nous donne le plus riche aperçu.
Certes, il commence par opposer l’amour de Dieu et l’amour du monde, l’un excluant l’autre, reprenant la phrase de la lettre de Jean (2,15). Il fait grand état de la nécessaire connexion entre l’amour de Dieu et l’amour des frères. Mais la piste peut-être la plus originale est de nous montrer que l’amour de Dieu passe par l’amour du Christ qui déborde dans l’amour pour les membres du corps du Christ :
Quand tu aimes les membres du Christ, tu aimes le Christ ; quand tu aimes le Christ, tu aimes le Fils de Dieu ; quand tu aimes le Fils de Dieu, tu aimes aussi le Père. La dilection ne souffre donc pas de partage. Tu ne peux choisir d’aimer l’un, sans que l’amour des autres s’ensuive. (Traité 10, § 3)
Il ajoute que cet amour ne sera plénier que dans la vision céleste, parce que nous verrons Dieu tel qu’il est, pour reprendre la verset 3,2. Il tire également parti de l’affirmation : nous serons sans crainte au jour du jugement (4,17) en disant :
Employez-vous à travailler au dedans de vous-mêmes à désirer le jour du jugement. Pas d’autre preuve de la charité parfaite que de commencer à désirer ce jour. Or, celui-là désire ce jour qui a confiance en ce jour : et celui-là a confiance en ce jour, dont la conscience ne tremble pas, parce que sa charité est parfaite. (Traité 9, § 3)
La charité, ou la dilection pour Dieu, est donc un composé savant de confiance, de foi en Jésus Fils de Dieu, d’observance des commandements, spécialement celui de l’amour fraternel et de vision intuitive de celui qui nous transformera au dernier jour.
Ailleurs, saint Augustin définit l’amour de Dieu : « J’appelle charité, un mouvement de notre cœur qui nous porte à jouir de Dieu pour lui-même » (La doctrine chrétienne 3,10)
* Le 12° siècle, on le sait, a été le siècle qui a mis en avant l’amour humain sous ses formes les plus élaborées, pensez à l’amour courtois. Ceci n’a pas été sans rejaillir sur l’amour pour Dieu. D’où les traités sur l’amour de Dieu et les commentaires du Cantique des cantiques. Arrêtons-nous au plus célèbre, le Traité de l’amour de Dieu de saint Bernard.
Après le coup de trompette de l’introduction :
Vous voulez donc que je vous dise pourquoi et comment il faut aimer Dieu ? et moi je vous répondrai : la raison d’aimer Dieu, c’est Dieu. La mesure de l’aimer, c’est de l’aimer sans mesure. (1,1)
[Il partage d’ailleurs cette phrase avec Sévère de Milan, écrivant à saint Augustin et Jean de Salisbury dans son Polycraticus.] Les trois premiers chapitres vont explorer ces motifs d’aimer Dieu. Il aborde ensuite le problème de la récompense (ch. 7), sur lequel nous reviendrons. Fidèle à un procédé littéraire médiéval, il va établir quatre degrés de l’amour pour Dieu, jusqu’au quatrième lorsque l’homme ne s’aime plus lui-même que pour Dieu (ch. 10) et termine par l’amour de Dieu dans la patrie céleste.
On peut dire, à travers ce texte, que ce siècle va faire entrer l’affectivité dans la démarche de foi et de prière. Par delà le 13° siècle, cette perspective sera reprise dans ce qu’on nommera la devotio moderna qui fera place à l’affectivité, surtout pour le Christ.
* Saint Thomas d’Aquin, fidèle à son primat de l’intelligence, analysera la charité comme dilection rationnelle, et à ce titre en fait un fruit de la volonté, il faut choisir (eligere) d’aimer Dieu. Dans la Somme théologique, il analyse d’abord la charité comme vertu, c’est-à-dire comme don qui crée en nous une disposition stable pour aimer Dieu et les autres. Mais il réserve un question spéciale à l’acte d’aimer, qu’il nomme la dilection.
La fin de toutes les actions et de tous les sentiments de l’homme c’est d’aimer Dieu : c’est par la dilection de Dieu que nous atteignons tout à fait notre fin ultime….Ainsi ne faut-il pas regarder le dilection de Dieu comme une chose mesurable, susceptible de trop ou de trop peu, mais comme la réalité en laquelle aucun excès n’est possible, et où la perception est d’autant plus grande que l’on s’approche davantage de la règle. En un mot, plus Dieu est aimé, meilleure est la dilection.
Dans cette réponse, il s’abrite derrière saint Bernard, aimer sans mesure.
* Signalons en passant saint François qui parcourrait les rues d’Assise en criant : « L’amour n’est pas aimé ».
* Son lointain homonyme, saint François de Sales, écrit un long Traité de l’amour de Dieu. Il fait d’abord un long détour par les différentes parties de l’âme (ch. 1 à 12 du 1° livre). Puis il analyse ce que recouvre le mot amour (convoitise, bienveillance, amitié…..) pour justifier son titre, amour plutôt que charité ou dilection. (ch. 13). Il souligne ensuite que nous avons une inclination naturelle à aimer Dieu (ch. 15) mais que celle-ci a été obscurcie par le péché, mais elle se réveille quand Dieu se présente à nous.
Il est de même pour notre cœur ; quoiqu’il soit couvé, nourri et élevé emmi (parmi) les choses corporelles, basses et transitoires, et, par manière de dire, sous les ailes de la nature (allusions à l’exemple des perdrix qu’il vient de développer), néanmoins, au premier regard qu’il jette en Dieu, à la première connaissance qu’il en reçoit, la naturelle et première inclination à aimer Dieu, qui était comme assoupie et imperceptible, se réveille en un instant, et à l’improuvu (imprévu) paraît, comme une étincelle qui sort des cendres, laquelle touchant notre volonté, lui donne plein élan de l’amour suprême dû au souverain et premier principe de toutes choses. (Fin du ch. 16)
* Contre une vision trop dogmatique et intellectualiste de la foi, les protestants souligneront le contenu d’adhésion personnelle de la foi, s’en remettre à Dieu et au Christ. On se rapproche de l’amour que nous devons lui donner. Mais cette position porte en elle un excès contre lequel le concile de Trente va réagir, on peut perdre la charité mais en gardant la foi.
* Balthasar, dans son livre La foi du Christ, (rejoint par le P. J. Guillet) reprend cette largeur de perspective sur la foi, au point qu’il parle de la foi du Christ en son Père, n’est-ce pas un manière de parler de con amour pour lui ?
* Enfin, le pape Benoît XVl, dans sa première encyclique Deus caritas est souligne que tout provient de l’amour de Dieu, par lui tout prend forme et tout tend vers lui. Il prend ses distances avec la distinction trop forcée entre éros et agapè.
Nous avons ainsi trouvé une première réponse, encore plutôt générale, aux deux questions précédentes : au fond, l’«amour» est une réalité unique, mais avec des dimensions différentes ; tour à tour, l’une ou l’autre dimension peut émerger de façon plus importante. Là où cependant les deux dimensions se détachent complètement l’une de l’autre, apparaît une caricature ou, en tout cas, une forme réductrice de l’amour. D’une manière synthétique, nous avons vu aussi que la foi biblique ne construit pas un monde parallèle ou un monde opposé au phénomène humain originaire qui est l’amour, mais qu’elle accepte tout l’homme, intervenant dans sa recherche d’amour pour la purifier, lui ouvrant en même temps de nouvelles dimensions. (§ 8)
IV – Réflexions théologiques
* Il nous faut de nouveau souligner l’originalité du discours chrétien sur l’amour que nous portons à Dieu. Au niveau du Deutéronome, nous avons déjà souligné cette différence par rapport aux religions environnantes pour les quelles Dieu est honoré, ou craint, ou supplié pour obtenir de lui des bienfaits, même si le sens originel d’adorer est peut-être d’envoyer des baisers avec la main vers la statue, en signe d’amour. Lors de la traduction de l’AT en grec, il fallait trouver un verbe pour rendre le verbe hébreu ahav. Les traducteurs ne voulaient semble-t-il pas d’éros, trop sensuel, de philein, un peu faible, et ont choisi un verbe peu usité dans la littérature hellénique : agapân, qui a donné agapè. Son sens était plutôt dans la direction d’un amour respectueux, et non purement désintéressé, comme l’a exagéré Nygren. Il faut quand même signaler que dans ce domaine de l’indicible tous les mots peuvent être utiles pour approcher la richesse du mystère. Saint Ignace d’Antioche ne dit-il pas : « Jésus, mon éros, a été crucifié » ? avec la difficulté de savoir dans quel sens joue le possessif, notre amour pour lui ou son amour pour nous. Depuis le Cantique des cantiques, tous les mots de l’amour humain ont été utilisé pour rendre cette expérience unique, un élan incompressible vers celui qui nous a tant aimé.
* Se pose alors inévitablement le problème du désintéressement de cet amour. Quelques réflexions en vrac, avant d’étudier le problème.
Aimer, c’est vouloir le bien de l’autre. Mais quel bien pouvons-nous souhaiter à Dieu qui est le souverain bien.
Aimer, c’est tout donner, mais donner quoi à qui ? Voir l’holocauste. Dieu n’a besoin de rien mais nous devons tout lui donner quand même.
Aimer, c’est être heureux en présence de l’autre, là on s’approche plus de cette réalité insaisissable : « Être proche de Dieu fait tout mon bonheur » dit le psaume 15.
Nous sommes donc invités à une certaine dialectique. Au premier niveau, face à Dieu source de tout bien, l’amour pour Dieu peut être celui qui cherche à recevoir quelque bien de lui. C’est parfois le sens de nos prières de demandes, lorsqu’elles sont trop exclusivement intéressées. On prendra alors le contre-pied en disant : « Il n’est pas digne de Dieu de l’aimer pour ce qu’il nous procure .» Le véritable amour serait donc pur désintéressement. La vie spirituelle devrait donc traquer le moindre aspect de retour sur soi pour être un amour authentique de Dieu. Mais on bute alors sur une autre difficulté. L’amour ne peut pas ne pas nous procurer une certaine joie, une certaine satisfaction. Celle-ci est-elle de l’ordre d’un bien reçu, d’une récompense ? Ne fait-elle pas plutôt partie de cette union transformante à laquelle nous sommes appelés : « Nous lui serons semblables parce que nous le verrons tel qu’il est » (1 Jean 3,2) ; ou encore : « Au réveil, je me rassasierai de ton visage » (Psaume 16,15). Nous devons encore retourner la proposition : quelle récompense pour celui qui aime Dieu ? Un ciel plein de joies matérielles ou de jouissances variées (Le paradis d’Allah, un peu caricaturé, car il y a un bel élan mystique dans l’Islam), ou Dieu lui-même nous ouvrant ses bras, c’est-à-dire son amour ? Les mystiques répètent sans cesse qu’il n’y a pas d’autre motif d’aimer Dieu que Dieu lui-même. Pourquoi ? à cause de ses perfections, spécialement celles de son amour, en lui-même, dans sa vie éternelle d’amour des personnes divines, et pour nous, depuis la création, jusqu’à la mort sur la croix et la vie divine qu’il nous donne. Nous pouvons alors affirmer notre désintéressement, puisque nous aimons Dieu pour lui-même, mais en affirmant en même temps qu’il est lui-même notre récompense.
* Y-a-t-il un progrès dans l’amour pour Dieu ? La distance entre nous et l’objet de notre amour est telle que l’amour ne peut que progresser. Une chanson enfantine mettait en scène Pierrot qui voulait atteindre la lune en dansant, ce qui était bien improbable, jusqu’au jour où s’envola vers la lune dans un tourbillon. N’est-ce pas l’apologue de notre élan bien pauvre vers un Dieu pour lequel nous sommes faits, mais qui n’est inaccessible, jusqu’à ce qu’il vienne lui-même nous offrir le moyen de l’aimer, par le visage du Christ et l’Esprit qu’il nous donne. Mais le progrès reste nécessaire car nous sentons violemment la différence entre ceux qui sont brûlés d’amour pour Dieu et ceux qui en parlent mais le vivent si mal.
* Dieu aime-t-il les damnés. Ils sont l’objet de son amour comme de tous les êtres qu’il a créés. Mais les damnés sont ceux qui refusent d’aimer Dieu. Et leur supplice sera justement de savoir qu’ils sont aimés mais qu’ils refusent cet amour.
Conclusion
Nous avons frôlé le problème : amour pour Dieu, amour pour les hommes. C’est un tel problème que je suis obligé de conclure, comme disait R. Kipling : « C’est une autre histoire ! »
Prière sur l’amour de Dieu
de saint Jean-Marie Vianney (1786-1859)
Je vous aime, ô mon Dieu, et mon seul désir est de vous aimer jusqu’au dernier soupir de ma vie.
Je vous aime, ô mon Dieu infiniment aimable, et j’aime mieux mourir en vous aimant que de vivre un seul instant sans vous aimer.
Je vous aime, Seigneur, et la seule grâce que je vous demande, c’est de vous aimer éternellement.
Mon Dieu, si ma langue ne peut dire à tous moments que je vous aime, je veux que mon cœur vous le répète autant de fois que je respire.
Mon Dieu, faites-moi la grâce de souffrir en vous aimant et de vous aimer en souffrant.
Je vous aime, ô mon divin Sauveur, parce que vous avez été crucifié pour moi ; je vous aime, ô mon Dieu, parce que vous me tenez ici-bas crucifié pour vous.
Mon Dieu, à proportion que je m’approche de la fin, faites-moi la grâce d’augmenter mon amour et de le perfectionner.