Tel grand théologien de ma connaissance, après un moment de tension intellectuelle, se distrayait en lisant les romans de George Sand. Voilà qui me déculpabilise de faire, chaque été, quelques incursions dans l’univers romanesque, à cette réserve près qu’il s’est agi le plus souvent de classiques. Ainsi l’an dernier, j’avais au programme George Sand précisément, mais aussi George Orwell. Plus exactement, j’avais prévu Orwell à cause d’une biographie particulièrement intéressante et Sand s’est présentée vraiment au hasard d’un présentoir de librairie. Le personnage de la bonne dame de Nohant m’intrigue assez, parce que c’est presque une voisine, ici, depuis ma campagne. J’ai rendu visite plusieurs fois à sa maison, j’y ai même participé à une soirée fort sympathique, avec évocation du Berry que l’écrivain avait connu.
N’empêche qu’elle me déconcerte la dame! J’ai déjà dû le confier à ce journal, en me référant à Muray qui lui règle son compte dans son XIXe siècle. Quelle morbidité! Quel goût pour les gnoses ténébreuses où le sens religieux se fourvoie dans d’étranges univers. Cela doit avoir des rapports directs avec la maladie romantique. Une maladie partagée par des gens qui n’ont pas forcément les mêmes tropismes politiques et les mêmes engagements. Le rapprochement que je me permets d’opérer surprendra peut-être, déconcertera ou même provoquera chez certains désapprobation ou colère, mais je l’esquisse néanmoins. Je me suis mis aussi à la lecture de Barbey d’Aurevilly, un auteur réputé réactionnaire, bien qu’il soit préalablement passé par une période républicaine. Quel univers, quelle rêverie! On a beau se promener sur les chemins de la chouannerie normande, on n’en est pas moins happé par un ésotérisme qui n’est pas très éloigné de celui de Madame Sand.
Je passe vite sur « l’immoralité » et même le caractère scabreux des récits, au demeurant admirablement menés par l’auteur des Diaboliques ; d’une certaine façon ils contrastent avec la chaste littérature d’une dame pourtant peu douée pour la vertu. C’est le genre littéraire qui me préoccupe, avec ce goût pour l’imaginaire brumeux, auquel j’accorde bien du charme, mais qui n’est pas sans rapport avec les demi-ténèbres des âmes fourvoyées, des esprits errants. Cela va jusqu’à l’obsession de la transgression de l’univers chrétien, le retournement des signes, y compris ceux de la symbolique sacramentelle. Je pense ici précisément à L’ensorcelée, qui porte bien son nom et à cette sorte de prêtre maudit, surgi de l’épopée normande et qui n’a rien d’un Curé d’Ars! Bien sûr, je suis loin d’avoir tout lu de l’œuvre de Barbey. Il me faudrait prendre connaissance de ses essais plus théoriques. Néanmoins, l’impression tenace que me donnent les romans et les nouvelles me conduit à comprendre que l’écrivain est forcément tributaire de sa vie désordonnée de dandy coureur, déséquilibré par l’alcool et l’opium. Je n’exclue nullement que son retour au catholicisme (et même à une pensée dite réactionnaire) n’ait constitué dans sa vie un recentrage moral dont il ressentait vivement la nécessité. Jean d’Ormesson a raison de mettre en évidence son désespoir, qui doit correspondre à la morsure amère de l’existence qu’il a menée. Mais son ambiguïté foncière se révèle dans cette autre appréciation de son préfacier : « Ce qu’il rejette, sous des formes diverses, c’est la vulgarité de son époque. Elle le précipite dans l’excès, dans l’étrange, dans l’extraordinaire, dans l’outrance, dans le surnaturel, dans un style flamboyant et baroque. »
Voilà qui me fait froncer le sourcil. L’association de l’outrance et du surnaturel correspond sans doute à une certaine éthique romantique qu’ont pu partager quelques remarquables écrivains catholiques. Mais elle porte en elle-même la confusion et la perversion. Il ne s’agit pas de mettre en procès ce parfait styliste, qui participe largement à la sensibilité littéraire de son temps, ni de mettre d’ailleurs en doute sa bonne foi. « Avec une fougue sans cesses renouvelée, sans le moindre souci de cohérence, avec une espèce de génie sombre et brillant, il ne cesse de crier son désespoir. Tout est toujours perdu pour ce connétable des lettres qui ne croit ni à la démocratie, ni au réalisme, ni au naturalisme, ni à la science, ni à la bourgeoisie, ni au socialisme, et qui affronte le vide avec une élégance hautaine. » Je mettrai toutefois un bémol à cette appréciation, car le catholicisme de Barbey ne me paraît nullement affecté, en dépit du climat très particulier de ses romans et de ses nouvelles. Il constitue une vraie boussole dans sa vie. Au sein de ses extravagances et de ses imaginations, l’évocation qu’il fait des rites de l’Église, de sa discipline, ne manque pas de justesse. Par exemple, toujours dans L’ensorcelée, la figure sulfureuse de l’abbé de la Croix-Jugan est mise à distance, ne serait-ce que par la sévère sentence, canonique, qui l’éloigne de l’exercice du sacerdoce.
Ainsi, la religion est-elle toujours environnée de respect, défendue à l’encontre des anticléricaux et de la vindicte de ces « athées » que l’écrivain ne dépeint pas sous de tendres couleurs. En même temps, elle est tout de même mêlée à de curieuses histoires et n’échappe pas ainsi à un climat fantasmagorique qui permet d’évoquer l’outrance en même temps que le surnaturel. C’est pourquoi je m’interroge, circonspect, lorsque Jean d’Ormesson affirme: « De paroxysme en paroxysme, Barbey d’Aurevilly a été libre et intransigeant. Parce qu’il est catholique, passionné, contradictoire, il est avec éclat l’ancêtre et le maître d’un Léon Bloy, d’un Bernanos, d’un Mauriac. » J’ai envie de dire simultanément oui et non.
Oui, parce que d’évidence ces trois-là ont baigné dans cette littérature, ont passionnément aimé son éclat et son style, ont aussi goûté sa psychologie de la noirceur des âmes, et jusqu’à cet assaut incessant de l’enfer ici-bas. Non, parce qu’il y a chez les trois, un plus grand désir de la grâce pour que les hommes soient sauvés et une plus grande volonté de séparer la lumière des ténèbres. Bien sûr, il est hors de question de prononcer quelque jugement sur les dispositions profondes de Barbey. Selon d’Ormesson, il acquiesçait au célèbre apophtegme de Léon Bloy: « Il n’y a qu’une tristesse, celle de ne pas être des saints. » C’est bien possible, mais cela ne ressort pas clairement de son œuvre.
Faut-il s’appesantir sur « l’immoralité d’une bonne partie de l’œuvre d’un homme qui s’est exposé, tel son ami Charles Baudelaire, à des poursuites judiciaires? Les diaboliques n’appartiennent pas à la littérature édifiante et les adversaires anticléricaux de Barbey ne se sont pas fait faute de lui opposer que « si c’était un libre penseur qui eut écrit ces monstruosités », c’eût été « le déchaînement ». Bloy, Bernanos et Mauriac ne sont pas étrangers à la part la plus sombre et pécamineuse de notre humanité. Ils ne donnent pas, toutefois, la même impression d’amoralisme… Quoique la Thérèse Desqueyroux de Mauriac ne ressemble pas à la Mouchette de Bernanos.
Dans les deux romans de Bloy (La femme pauvre et Le désespéré) il y a une extraordinaire violence avec l’étalage de tous les vices et on y retrouve le climat esthétique de Barbey. Pourtant, le christianisme métamorphose de fond en comble la noirceur des diaboliques, en imposant l’émergence d’un surnaturel d’une toute autre saveur. On peut en dire autant du premier roman de Bernanos, Sous le soleil de Satan où on baigne dans un romantisme qui semble aussi compromettre le spirituel avec l’outrance et l’étrangeté. Le romancier n’en brise pas moins le parti esthétique en imposant un autre Curé d’Ars. Ce Curé d’Ars qui n’est pas chez Barbey. Il vécut, pourtant, en son temps. En a-t-il entendu parler ?
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Barbey d’Aurevilly, vol. n° 35 de La Bibliothèque du Figaro, comprenant L’Ensorcelée et Les Diaboliques, collection dirigée et préfacée par Jean d’Ormesson, 14,90 e franco de port (à commander sur internet sur le site du Figaro).