J’avais rencontré Alix à Nice, le mois dernier, et j’avais échangé quelques mots avec elle sur son dernier livre. Non, elle ne connaissait pas mes amis Léonard et Élisabeth qui tiennent le relais Saint-Jacques à Estaing, en Aveyron, justement considéré comme l’un des plus beaux villages de France. Elle n’avait pas pris cette route-là, la dernière fois, celle où elle avait voulu entreprendre l’itinéraire en entier, depuis ses bords de Loire, choisissant de passer par Bordeaux (Saint-Jean-d’Angely, Dax, Saint-Jean-Pied-de-Port, Roncevaux et ensuite « plein Ouest jusqu’à la mer »). Mais je n’avais pas encore lu son livre. Or j’avais envie de réfléchir un peu plus sur le pèlerinage de Saint-Jacques, à cause d’un article paru dans Esprit en février et à quelques relations qui donnaient une curieuse impression, du style ésotérique, à propos des marcheurs et de ce qu’ils ont dans la tête.
Je me suis donc plongé dans le récit d’Alix qui m’a d’abord diverti, amusé – elle a beaucoup d’humour – puis instruit sur les marcheurs (et les marcheuses). Bien sûr, il faut une sorte d’appel pour quitter son chez-soi, ses habitudes et prendre la route, en sachant qu’on va un peu en baver, avec des pieds en marmelade et des dos douloureux. Il faut être disposé à l’aventure, sans regarder en arrière et sans trop vouloir s’arrêter – c’est dangereux, car « ça coupe l’élan sans reposer vraiment ». Mais ceux qui ont reçu cet appel n’en ressemblent pas moins à nos contemporains. Il ne faut pas croire qu’ils sont plus spirituellement doués, mieux instruits religieusement, ni même qu’ils partent avec la volonté explicite de découvrir la foi. Peut-être sont-ils (ou sont-elles) complètement paumés. Sans guides particuliers, ils peuvent développer de drôles d’idées à mille lieues de la plus élémentaire orthodoxie chrétienne. Alix de Saint-André le sait bien, qui cite, dès le début, un poème anonyme du XIIIe siècle, qui montre que, même dans un âge réputé chrétien, les pèlerins appartenaient à toutes les nuances possibles.
Aux malades et aux bien portants,
Pas seulement aux catholiques,
Mais aussi aux païens, aux juifs, aux hérétiques,
Aux oisifs et aux vains,
En bref, aux gens de bien et aux profanes. »
Que dire huit siècles plus tard ? Il y en a pour tous les goûts sur les chemins de Saint-Jacques, et les bons chrétiens ne sont pas la majorité. Les portraits dessinés par Alix de Saint-André, au gré de ses rencontres, ne correspondent pas à une typologie précise des pèlerins. Ils viennent de tous les horizons, de toutes origines, et leurs histoires sont toujours différentes. Leur dénominateur commun ? Faire la route. Dans quel but ? Rompre avec leur vie ordinaire, se mettre en quête de… soi-même. Nullement évident. Très souvent, le pèlerinage semble évoquer l’auberge espagnole où on ne reçoit que ce que l’on apporte.
Et trouver une logique dans ces univers intimes relève de l’aléatoire ou du chimérique. D’ailleurs, la chère Alix n’a heureusement pas composé un compendium sociologique, ni même esquissé une réflexion générale sur Compostelle dans la tête des gens. En nous livrant son journal de bord, elle n’a pas d’autre intention que de distiller ses impressions au jour le jour, en se donnant d’abord la parole.
Au milieu des autres marcheurs, elle est un peu la catholique de référence, docile à toutes les prescriptions, présente aux offices et aux bénédictions, ravie d’accomplir les ultimes gestes au tombeau de l’apôtre : embrasser sa statue, s’agenouiller devant la tombe, se cogner la tête contre le pilier de l’ange. Assister enfin, si l’arrivée coïncide avec une grande fête comme celle de l’Assomption de la Vierge, à l’envol du Vita fumeiro, « cet énorme encensoir en argent tracté par six ou huit bonshommes, qui se balance au travers de la cathédrale jusqu’au toit dans des volutes d’encens, étreignant le cœur des pèlerins épuisés dans une émotion grande comme une joie de l’enfance ! »
Oui, mais même Alix n’est pas sûre de sa foi, en dépit de tout ce qu’elle a reçu dans sa famille et durant son éducation. Celle-ci, il est vrai, a été marquée par un conflit avec les religieuses de son établissement. Elle a drôlement raconté cela dans un roman publié chez Gallimard, collection série noire (L’Ange et le réservoir de liquide à frein). En ce sens, elle est assez représentative de sa génération post-soixante-huitarde et post-conciliaire. « J’avais la foi et je n’avais pas la foi. J’avais eu la foi enfant, je l’avais perdue à l’adolescence, mais en la retrouvant plus tard, vers vingt-cinq ou vingt-six ans, je n’avais perdu ni la pensée, ni l’habitude de me débrouiller sans. Le « Dieu sensible aux cœurs » de Pascal n’était pas revenu dans le mien. Ce n’était pas si simple. « Vous n’avez pas confiance en Dieu » m’avait dit le vieux chanoine qui m’avait confessée à Séville. Il n’avait pas tort. J’avais la foi plutôt méfiante. Pour cela aussi, je me sentais bien plus à l’aise pour jouer les cathos parmi les athées qu’au milieu des cathos, où je me sentais comme une espèce d’agent double. »
Avec ses compagnons et ses compagnes de marche, Alix est tout à fait dans le personnage qu’elle décrit, plutôt à l’aise chez les non-catholiques, et elle joue volontiers le jeu à l’encontre de ses doutes et de ses fragilités. Il n’empêche que sur le sens de sa démarche, elle est parfaitement nette : « Le chemin de Saint-Jacques n’était pas une simple randonnée, et je ne l’avais jamais considéré comme telle. C’était une épreuve de réalité en trois dimensions, où l’on apprenait d’abord à ne pas faire le malin : Dieu, qu’il existe ou pas, restait la question centrale de mon existence. La seule qui m’intéresse vraiment, et le personnage principal qui m’attendait sur la route, si j’acceptais trois minutes d’être honnête avec moi-même. »
Quant à ma curiosité sur le phénomène Compostelle, elle n’est qu’en partie satisfaite par le livre qui ne donne forcément qu’une image partielle de la réalité. Précieuse cependant, car prise sur le vif, et dans la vérité des relations concrètes et le récit existentiel d’une aventure relatée dans tous ses aspects, drôles et pittoresques, pénibles et méritoires, prosaïques et poétiques. Il y a aussi les confidences, qui correspondent à autant d’expériences contrastées. Le pèlerinage est souvent l’occasion d’une mise en perspective du sacré pèlerinage qu’est la vie de tout un chacun. De ce point de vue, En avant, route ! ne peut être remplacé par aucune étude dite sérieuse. Pourtant, j’aimerais pouvoir longuement en parler avec mes amis Léonard et Élisabeth, dans leur grande maison d’Estaing. Quelle allure générale a pris le phénomène depuis une vingtaine d’années ? Y a-t-il, comme le prétend l’article d’Esprit, une vraie dérive initiatique et ésotérique, dans la trajectoire d’un Paulo Coelho. Si c’est le cas, les communautés chrétiennes ont-elles les moyens d’offrir une alternative ?
Ce n’est sûrement pas facile. Alix de Saint-André évoque les monastères qui, en Espagne, accueillent les pèlerins, avec la possibilité d’assister à la messe et aux offices. Une partie non négligeable des intéressés se rend à l’invitation. Est-il possible d’aller plus loin, en proposant des entretiens personnels, des conférences d’initiation au mystère chrétien ? L’impression assez générale d’une déshérence, c’est-à-dire d’une perte d’héritage de la part des descendants de l’ancienne Europe chrétienne, renvoie à l’immensité de la tâche qui consiste à se réapproprier toute une culture. Et d’abord celle qui s’offre, parfois somptueusement aux bords des chemins et au terme des étapes, mais qui n’est plus directement perceptible aux étranges pèlerins d’aujourd’hui. « Une chose est certaine : aucun d’entre nous, en ce moment, ne pourrait être ailleurs, même si personne ne sait vraiment au fond pourquoi il est ici. Ce qu’il y fait, si, merci, on marche. Seul pour la plupart. » Mais si personne ne sait vraiment ce qu’il fait sur la route de Compostelle, n’est-ce pas parce que personne ne sait très bien pourquoi le destin l’a jeté ici-bas ?