Une phrase trop rapide sur Teilhard de Chardin 1, dans une de mes précédentes chroniques (a), semble avoir blessé un certain nombre de lecteurs. Leur réaction révèle la place que ce grand penseur tient dans le cœur de beaucoup. Que l’on me permette d’y revenir.
J’avais parlé de son « échec ». J’entendais par là que, s’il a bien réussi à créer une école de pensée, s’il a éclairé un grand nombre d’esprits des années 50, s’il a éveillé beaucoup de ses lecteurs scientifiques au souci religieux et s’il leur a dispensé une grande lumière – et certes, tout cela, il l’a fait et le fait encore – cependant, il faut admettre que sa description du monde a très rapidement vieilli et qu’elle ne suffit plus à nos inquiétudes de cette fin de siècle.
Ce qui a vieilli, c’est, précisons-le bien, sa description, ce qu’il appelait sa phénoménologie. Il n’est plus possible, en 1972, de se satisfaire d’un tableau où l’on voit que l’auteur s’est fait scrupule de ne progresser que par ce qu’il appelait le dehors des choses, persuadé qu’il était que ce dehors des choses était, par définition, l’objet essentiel et exclusif de la science.
Je sais, et certains lecteurs ont raison de le rappeler, qu’il était, lui, personnellement, guidé et éclairé non par le dehors, mais bien par le dedans. Mais c’est là justement son paradoxe. Son lyrisme religieux, son sens admirable de l’universelle finalité, de l’universelle présence d’une pensée, pourquoi n’a-t-il pas eu, lui, le prophète, l’intuition de prévoir que la science la plus objective était, dès les deux dernières décennies de sa vie, en train de leur préparer une voie royale ?
Sauf erreur, il n’y a rien dans son œuvre qui fasse une place aux préoccupations d’un Turing (b), d’un Hayek (c ), d’un Eccles (d), d’un Popper (e ), et de tant d’autres qu’il a connus ou pu connaître, sur l’impossibilité de trouver à la conscience d’être une source matérielle scientifiquement décelable 2. Pourquoi ?
L’homme « sait qu’il sait »
Essayons d’être plus clair. Tout être vivant souffre, aime, perçoit le plaisir et la douleur. Si je me brûle en allumant ma pipe, je le sens. Ce fait extraordinaire, que l’on appelle la conscience, n’a pas de place dans la science. Il n’existe et ne peut exister – c’est la démonstration de Turing en particulier – aucun moyen imaginable de distinguer un processus conscient d’un processus inconscient. Quel que soit le moyen imaginé, si subtil et sophistiqué soit-il, on peut toujours concevoir une machine capable de passer le test et de démontrer qu’elle est consciente et qu’elle souffre quand on lui dévisse un écrou ou qu’on lui débranche un contact.
Or l’être vivant est une machine. Les biologistes en sont maintenant à démonter ses derniers mécanismes. Si quelque jour on parvient à fabriquer en laboratoire une telle machine, sentira-t-elle ? Il y a cinquante ans, on pouvait répondre : fabriquez votre machine, nous verrons bien. Mais déjà, quand Teilhard écrivait ses derniers et plus importants ouvrages, on savait que l’on ne verrait rien du tout et que le mystère de la conscience n’en serait pas le moins du monde éclairci.
Teilhard a beaucoup réfléchi à la conscience. C’est à lui que l’on doit quelques-unes de ses formulations les plus profondes et les plus frappantes : « L’animal sait, l’homme sait qu’il sait », etc. Comment a-t-il donc pu croire que l’émergence de la pensée consciente, selon sa propre expression, pouvait être, si peu que ce fût, décrite par un simple récit de l’évolution ? L’évolution n’est que l’immense expérience de laboratoire d’où est sortie la machine humaine. Mais la machine seulement !
La raconter, c’est décrire tout, sauf précisément ce qui fait problème, à savoir que ma machine sait qu’elle sait, qu’elle est capable de plaisir, de douleur et d’amour. 3
C’est pour rendre compte de ce mystère que Teilhard a imaginé un « dedans des choses ». Mais il y a dans cette idée une obscurité essentielle : oui ou non, le « dedans des choses » intervient-il dans l’infinie succession d’événements appelée « évolution » ? Si oui, sa description est erronée, puisqu’elle n’en tient aucun compte ; et si non, elle ne nous sert à rien, puisque c’est notre destinée intérieure, et elle seule, qui nous tourmente.
Tous les savants actuels ont une profonde conscience de ce problème, le plus grand sans doute que notre bref passage dans ce monde pose à notre intelligence. Les philosophes qui y réfléchissent devraient faire leur livre de chevet des comptes rendus de la conférence tenue, il y a huit ans, à l’Académie pontificale des sciences par vingt-deux biologistes, informaticiens, philosophes et psychologues sous la présidence de Lord Adrian sur « le Cerveau et la Conscience (f) » 4. Ils y verront que tous ces hommes, dont beaucoup avaient connu Teilhard et le citent avec respect et admiration, reconnaissent dans le fait de la conscience une complète énigme.
Depuis huit ans d’ailleurs, ce problème s’est précisé. Les savants sont de plus en plus nombreux, surtout chez les Anglo-Saxons, à penser que le « dedans des choses » intervient dans l’évolution, sinon même peut-être dans la physique, comme me le disait récemment le physicien anglais P. A. Sturrock, de l’Université américaine Stanford 5 .
Le « dedans des choses »
Pour Sturrock (qui s’est illustré dans la physique des plasmas), la physique devra très probablement renoncer avant longtemps aux idées de temps et d’espace telles que nous les comprenons. Et, du coup, s’effondreront toutes les constructions intellectuelles basées sur l’idée d’un écoulement linéaire du temps, au premier rang desquelles les théories de l’évolution.
L’évolution, nous l’avons vu, est un fait certain 6, mais qui, loin d’expliquer quoi que ce soit, est elle-même un profond mystère. Teilhard a senti ce mystère en mystique. En cela il restera une source inoubliable de méditation. Mais le récit qu’il en fait est un lit de Procuste. Et je crains bien que ce fût la tête qu’il coupa.
Aimé MICHEL
(a) France Catholique, n° 1 333, 30 juin 1972, p. 7 : « Sous le lampadaire et à côté ».
(b) A. M. Turing : Computing machinery and intelligence. Mind, 59, 1950, p. 443–460.
(c ) F. A. Hayek : The Sensory order (University of Chicago Press 1952).
(d) Eccles : Facing Reality (Heidelberg Science Library, vol. 13, 1970). Sir John Eccles, prix Nobel de médecine, était déjà illustre du temps de Teilhard.
(e ) Sir Karl Popper : Conjectures and Refutations (Londres 1963. Ce livre rassemble des travaux dont certains datent de 1923. Il est dédicacé à Hayek, ci-dessus note c).
(f) Brain and Conscious experience (Springer Verlag, Heidelberg 1966).
Les Notes de (1) à (6) sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 102 – F.C. – N° 1337 – 28 juillet 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 25 « Teilhard de Chardin », pp. 645-646.
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Deux livres à commander :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
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Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.
Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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- Voir la chronique parue ici la semaine précédente où Aimé Michel s’interroge sur l’« image du monde » proposé par Teilhard en ces termes : « On ne peut s’empêcher de penser ici à l’échec de Teilhard de Chardin. Pourquoi son image du monde s’avère-t-elle finalement si peu satisfaisante ? »
- Au cours des mois précédents, Aimé Michel a souvent attiré l’attention de ses lecteurs sur les travaux de ces auteurs. Sur le mathématicien Alan Turing, voir les chroniques n° 26 Propédeutique de la névrose (parue ici le 7.6.2010) et n° 38 La petite lampe de Prague (12.4.10), ainsi que les notes des chroniques n° 3 (22.6.09), 27 (12.7.10), 36 (8.3.10) et 67 (26.4.10). Sur le neurobiologiste John Eccles, outre les n° 26 et 38 ci-dessus, voir les chroniques n° 21 Le temps de la soif (22.2.10), n° 25 Le cerveau et l’énigme du « Je » (29.6.09) et n° 33 Un biologiste imprudent en physique (25.1.10), ainsi que la note a de la chronique n° 14 (3.9.09). Enfin sur le philosophe des sciences Karl Popper, voir les chroniques n° 18 A propos de l’évolution : les faits et le regard (19.10.09) et n° 143 Correspondance : la physique et ses fictions (3.4.10), ainsi que la note 3 de la chronique n° 24 (3.5.10).
- Ce thème de la « machine humaine » revient régulièrement dans les textes, écrits presque dix années plus tard et aujourd’hui rassemblés dans L’apocalypse molle (Aldane, 2008). En voici une description plus complète : « La Machine. J’habite une machine inconnue, tyrannique, capricieuse, silencieuse. D’elle je ne connais que ses besoins, qu’elle me force de satisfaire par carotte et bâton, plaisir et tourment. J’ignore tout de leur finalité, qu’il me faut lentement découvrir, partiellement, et non sans me tromper. J’appelle “âmeˮ, “espritˮ, la part de notre attelage qu’il me plaît de croire mienne, et ces deux mots viennent d’une activité de ma machine, le souffle, dont l’arrêt marque ma mort. Je ne sais pas avant de l’avoir laborieusement appris à quoi rime ce souffle. Je n’en sais guère plus après. Pourquoi faut-il que j’active ma machine comme un soufflet, sous peine de mourir ? Ma machine me laisse dans une ignorance méprisante de tous ses ressorts où mon concours est inutile. Elle m’engage à manger par faim et gourmandise, puis soustrait à ma conscience la suite des événements. J’ignore tout des buts qu’elle poursuit en me jetant dans les tracas de ce que j’appelle ma vie. Elle m’oblige en sa jeunesse, qu’elle me persuade être la mienne, à de monotones simagrées avec d’autres machines complémentaires. Elle m’en récompense plus ou moins merveilleusement, mais jamais plus que le temps requis, et toujours sans m’éclairer. Puis, son but inconnu peut-être atteint, peut-être pas, elle change de route, me laissant le soin de m’accommoder comme je peux de sa décrépitude et de ma nostalgie. Du dessein que peut-être elle accomplit en passant, et moi avec, elle ne me dit rien. Elle se dépose enfin à la casse sans me demander mon avis, dédaignant de m’informer si sa fin entraîne la mienne, et m’abandonnant à mon effroi, ou à un autre sentiment de mon choix. Elle m’a prêté sa main pour écrire ces lignes, mais j’arrête, car il me faut l’aller promener. » (Texte daté du 11 juin 1981, p. 175). De nombreux autres passages (pp. 151-152, 180-181, 186, 194-199, 208, 218-219) complètent ce tableau.
- Sur Lord Adrian et ce colloque de l’Académie pontificale des Sciences, voir la chronique n° 28, La relation cerveau-machine : la petite lampe de Prague, parue ici le 12 avril 2010, en particulier la note 3.
- Aimé Michel a rencontré Peter Sturrock quelques mois auparavant lors de son voyage aux Etats-Unis au printemps de 1972 (voir la chronique n° 104, Software et politique, publiée ici le 1er juin 2010). Sturrock est né en Angleterre en 1924 (voir l’article Sturrock sur www.rr0.org). Il fait des études de mathématiques à l’université de Cambridge de 1942 à 1949, interrompues pendant la guerre par des recherches sur les contre-mesures électroniques. En 1950 et 1951 il travaille à l’Ecole Normale Supérieure de Paris et obtient son doctorat en 1951. De retour en Angleterre il y poursuit des recherches en physique nucléaire et en physique des plasmas. En 1955 il travaille à l’université de Stanford en Californie sur les tubes à micro-ondes. Après un séjour au CERN en 1958 et 1959, il s’établit définitivement à Stanford en 1961. Il y travaille principalement sur la physique des plasmas, la physique solaire et l’astrophysique. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques et de plusieurs ouvrages spécialisés. Il est aussi le récipiendaire de plusieurs prix scientifiques.
Toutefois, A. Michel a d’autres raisons de rencontrer P. Sturrock. En effet, à côté de cette carrière « classique », ce physicien s’est distingué par son intérêt actif pour les anomalies en général et les ovnis en particulier. Ceci le conduira à créer en 1982 la Société pour l’Exploration Scientifique (SSE) qui publie un journal à référés, le Journal of Scientific Exploration (JSE), spécialisé dans la publication de travaux sur des phénomènes atypiques qui n’intéressent pas les autres journaux scientifiques.
Ses propres travaux dans ces domaines périphériques portent principalement sur la question irritante des ovnis. Il commence par écrire un article critique intitulé « Une analyse du Rapport Condon sur le projet ovni de [l’université du] Colorado » qui sera rejeté par les journaux scientifiques auxquels il le soumet ; on peut en lire la traduction française dans la Note d’information n° 4 du GEPAN (1981) et une version augmentée dans JSE 1: 75-100 (1987). Dans un second article « Rapports ovni de membres de l’Association Internationale d’Aéronautique et d’Astronautique (AIAA) » publié en 1975 par Aeronautics and Astronautics, puis dans un rapport de l’Université de Stanford intitulé « Rapport sur une enquête auprès des membres de la Société américaine d’Astronomie concernant le problème ovni » (1977, publié dix ans plus tard en trois parties dans JSE, 8: 1-45, 8: 153-195 et 8: 309-346, 1987), Sturrock coupe les ailes à la légende qui voudrait que les astronomes ne voient jamais d’ovnis et que seuls les observateurs ignorants les choses du ciel en voient (il va sans dire que ceci ne prouve nullement que les ovnis sont des nefs extraterrestres). Plus récemment il publie à nouveau deux articles sur le sujet : « Sur des évènements peut-être apparentés au “magnésium brésilienˮ » (JSE, 18: 283-291, 2004) et « Analyse par série temporelle d’un catalogue d’évènements ovnis : arguments en faveur d’une modulation liée au temps sidéral local » (JSE, 18: 399-419, 2004). En 1997, avec le soutien de Laurence Rockfeller, il organise le colloque de Pocantico qui sera publié sous le titre The UFO enigma – A new review of the physical evidence, Warner Books, 1999 (trad. et préface par G. Veraldi, La Science face à l’énigme des ovnis, Presse du Châtelet, 2002). Les archives de JSE sont depuis peu en libre accès sur www.scientificexploration.org/journal/ et tous les articles cités ci-dessus y sont consultables.
- Voir par exemple les chroniques n° 17 Voici l’homme (11.5.09) et n° 18 A propos de l’évolution : les faits et le regard (19.10.09), et les chapitres 4 et 5 sur l’évolution biologique dans La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, 2008).