Cher Vladimir Fedorovski, je ne sais pas si vous me convertirez à Tolstoï. Malgré mon admiration pour l’immense romancier de Guerre et paix, d’Anna Karenine, de Résurrection, qui sont autant de classiques de la littérature européenne, j’ai de solides préventions à l’égard de sa philosophie. D’ailleurs, j’ai toujours été dostoïevskien et non tolstoïen, pour des raisons qui sont fondamentalement théologiques. Et c’est un autre grand Russe, Vladimir Soloviev, qui m’a rendu définitivement méfiant à l’égard du pacifisme et de la religiosité de celui qui se voulait adepte d’un christianisme purifié des dogmes et de ce qu’il appellait « les cathéchismes orthodoxes, catholiques et protestants ». Soloviev dénonçait dans cette étrange religion un détournement de l’Evangile, une sorte de conversion du Christ à Bouddha. Nietzsche d’ailleurs, le terrible Nietzsche, avec ses éclairs de génie, avait détecté à peu près la même chose, en écrivant son Antéchrist avec un autre livre ouvert sous les yeux : Ma religion de Léon Tolstoï.
Voilà! J’ai formulé mon objection qui est grave, déterminante, qui n’enlève rien, encore une fois, au prodigieux génie de notre romancier. Mais je lui préfèrerai toujours le Dolstoïevski des Frères Karamazov et son héritier fondamental au vingtième siècle, Alexandre Soljénitsyne. Ces noms de la littérature nous sont si familiers, si déterminants pour la formation de notre sensibilité qu’il nous est impossible de rejeter la Russie. Elle est partie intégrante de notre paysage intérieur. Pour s’en persuader il suffit de songer à la résonnance qu’à pour un immense public le docteur Jivago, tiré de l’œuvre romanesque de Boris Pasternak? Comment, dans ces conditions établir une sorte de barrière de culture et de civilisation entre la Russie et l’Europe? Comment penser et agir comme s’il devait y avoir pour toujours une sorte de limes entre deux mondes, comme le limes séparaît aussi bien physiquement que mentalement l’empire romain du reste du monde?
En d’autres termes, pourquoi la Russie fait-elle peur ? A cause du passé soviétique, de Lénine, de Staline, du goulag et de la menace qui plana pendant des décennies sur la liberté de l’univers ? Pourtant, la page à bel et bien été tournée en 1989, en dépit de toutes les craintes que peut inspirer un pays qui peine à entrer pleinement dans le cadre d’un Etat de droit, avec toutes ces conséquences pour la sûreté des citoyens, la protection des minorités, l’ensemble des libertés, la lutte contre la corruption. Ne pourrait-on pas envisager l’avenir avec plus de sérénité et l’espoir d’un accès progressif de la Russie à notre propre système occidental ? Tout se passe pourtant comme s’il y avait un énorme obstacle psychologique et aussi géopolitique. La Russie fait peur avec son immense territoire euro-asiatique, sa population de 142 million d’habitants (et pourtant en baisse régulière à cause d’une faible natalité). Comment expliquer que certains soient disposés à accueillir la Turquie dans l’Union Européenne alors que la perspective d’y voir un jour la Russie paraît définitivement fermée. Et vous, Vladimir Fedorovski, qu’en pensez vous?
Chronique du 10 mai sur Radio Notre-Dame
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