L’ESPRIT DE SYSTEME CONTRE LA SCIENCE (*) - France Catholique
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L’ESPRIT DE SYSTEME CONTRE LA SCIENCE (*)

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Passionnante, la querelle sur l’enseignement des mathématiques modernes, soulevée depuis la rentrée par Science et Vie (a) et dont nous nous sommes faits l’écho dans une précédente chronique (b) 1. Il semble que notre confrère ait mis le doigt sur l’un des points les plus névralgiques des réformes en cours. Enseignants, ingénieurs, pédagogues, physiciens, mathématiciens réagissent avec une vigueur qui trahit la réflexion longtemps contenu dans le cadre académique et qui, finalement, choisit de s’engager.

Les zélateurs intolérants

Selon Science et Vie, 80% des lettres reçues confirment le malaise exprimé dans le premier article. Certes, sans doute faudrait-il créditer chacune de ces réactions d’un coefficient de compétence. Le lycéen ou l’enseignant rebelle aux nouvelles méthodes par simple refus de la difficulté sont moins convaincants que le psychologue ou le pédagogue. Mais plusieurs faits se dégagent de la discussion.

1. D’abord l’hostilité des scientifiques, y compris une forte proportion de mathématiciens, se confirme. Elle est particulièrement vive du côté des ingénieurs et des physiciens. L’un d’eux, le professeur Serge Colombo, signale que des réserves identiques, exprimées avec non moins de vigueur, s’expriment à l’étranger, et cite cette condamnation par le mathématicien américain William G. Spohn : « Nous sommes persuadés que les mathématiques modernes ont leur place dans l’édifice mathématique, mais nous ne pouvons tolérer l’envahissante intolérance de leurs zélateurs qui entendent détruire tout autre aspect des mathématiques. » (Notice of the American Mathematical Society, oct. 1969.) Morris Kline, autre mathématicien américain, exprime le même point de vue dans un récent article de l’American Mathematical Monthly intitulé de façon significative : « La logique contre la pédagogie ».

2. Car (et c’est le second point mis en évidence par cette polémique) les arguments opposés ne sont pas de même nature. Les partisans de l’enseignement réformé soulignent tous la rationalisation apportée à l’édifice des mathématiques par l’algèbre des ensembles. Qui le niera ? Quiconque a fait ses études mathématiques avant l’introduction des nouveaux programmes, comme c’est mon cas, ne peut que reconnaitre le puissant effort de synthèse qu’ils introduisent. Quand j’étais en Faculté, l’analyse et l’arithmétique, par exemple, semblaient deux monuments sans communication fondamentale.

Tout cela est vrai. Il n’est cependant pas moins vrai, comme le soulignent les adversaires des nouveaux programmes, que le raisonnement ne se découvre pas par l’enseignement de la logique, mais bien par l’évidence empirique.

« Pour ma part, nous disait un éminent physicien, j’ai découvert la belle rigueur du raisonnement mathématique grâce à cette galeuse que l’on veut maintenant reléguer aux oubliettes, la géométrie. Je n’aurais peut-être jamais sans elle eu le goût de venir à l’algèbre des ensembles, que j’utilise maintenant. »

Le concret contre l’abstrait

Sans doute est-il excellent de vouloir enseigner à des enfants le maniement d’une rigueur abstraite susceptible de fournir ultérieurement sa structure à toute espèce de raisonnement. Mais le processus consistant à commencer par le mécanisme abstrait est-il psychologiquement valable ? C’est ce que contestent les hommes de science, on l’a vu, les plus illustres d’entre eux ne craignent pas d’affirmer que ce processus est même à l’exact opposé du cheminement de la pensée scientifique, qui commence par saisir intuitivement le concret et procède par induction : ils disent que l’enseignement par déduction n’inculque pas l’esprit scientifique, mais bien l’esprit de système.

3. L’esprit de système ? Quel système ? Ici, et au vu des lettres publiées par Science et Vie, on est porté à s’interroger. A quoi au juste servent les mathématiques modernes ? Cette question, dit un de leurs défenseurs, c’est « celle que posent tous ceux qui, en tremblant de rage et de peur (sic), voient que les enseignants ont l’audace de demander une société au service des hommes au lieu de faire des futurs rouages pour cette société… » Ou encore : « …Bien sûr, les réactionnaires qui veulent réserver aux rejetons de la bourgeoisie le développement des facultés logiques… » Et ceci : « A vrai dire… votre article s’inscrit dans une réaction contre tout ce qui est développement des idées et démocratisation de l’enseignement. Votre attachement à toute la fausse culture d’une classe de lettrés vous fait voir uniquement les mathématiques comme un instrument au service des sciences utiles. »

La rage et la peur

Selon ce dernier propos, il y aurait donc des sciences inutiles qu’il serait urgent de diffuser pour assurer la démocratisation de l’enseignement. Il s’agit, espérons-le, d’un lapsus. Le sens général des autres citations ne manque pas d’intérêt. Si vraiment les mathématiciens ont découvert une mathématique propre à répandre la rage et la peur parmi les bourgeois, voilà un événement considérable, et qu’il conviendrait de célébrer. Mais ce n’est pas ce qu’on nous avait dit. On ne nous avait parlé que de logique. Nous attendons donc avec impatience l’article que, nous dit-on, M. Lichnerowicz va publier dans la même revue pour défendre la réforme dont il est le promoteur le plus illustre. M. Lichnerowicz, professeur au Collège de France, est un éminent mathématicien et physicien 2 .Il convient de le lire avec respect. C’est ce que nous ne manquerons pas de faire.

Aimé MICHEL

(*) Chronique n° 63 parue dans France Catholique — N° 1 301 — 19 novembre 1971.

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(a) Science et Vie, numéros 648, 649 et 650.

(b) Un mot tombé à l’imprimerie ôtait toute signification à notre article sur cette question. Le titre était : « Une absurdité pédagogique : les mathématiques modernes », et non : « Une absurdité : les mathématiques modernes ».

Les notes 1 et 2 sont de Jean-Pierre Rospars


Rappel :

Entre 1970 et sa mort en 1992, Aimé Michel a donné à France Catholique plus de 500 chroniques. Réunies par le neurobiologiste Jean-Pierre Rospars, elles dessinent une image de la trajectoire d’un philosophe dont la pensée reste à découvrir. Paraît en même temps, une correspondance échangée entre 1978 et 1990 entre Aimé Michel et le sociologue de la parapsychologie Bertrand Méheust. On y voit qu’Aimé Michel a été beaucoup plus que le « prophète des ovnis » très à la mode fut un temps : sa vision du monde à contre-courant n’est ni un système, ni un prêt-à-penser, mais un questionnement dont la première vertu est de faire circuler de l’air dans l’espace confiné où nous enferme notre propre petitesse. Empli d’espérance sans ignorer la férocité du monde, Aimé Michel annonce certains des grands thèmes de réflexion d’aujourd’hui et préfigure ceux de demain.

Aimé Michel, La clarté au cœur du labyrinthe. Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).

Aimé Michel, L’apocalypse molle. Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du Veilleur d’Ar Men par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).

À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.

  1. Il s’agit de la chronique n° 57 Une aberration [pédagogique] : les maths modernes, parue ici le 15 mars 2010.
  2. André Lichnerowicz (1915-1998), mathématicien célèbre, est né dans l’Allier d’une mère professeur agrégée de mathématiques et d’un père professeur agrégé de lettres qui avait fait pour son plaisir un certificat de mathématiques générales ; cette « lourde hérédité » lui permit très tôt d’acquérir une culture à la fois classique et moderne (les discussions avec ses parents se passaient à table, précise-t-il). Après des études à l’Ecole Normale Supérieure (1931) il devient professeur agrégé de mathématiques (1936) puis docteur ès science avec une thèse en relativité générale sous la direction de Georges Darmois (1939). Maître de conférences en mécanique à l’université de Strasbourg il publie un livre « Algèbre et analyse linéaires » (1947) qui le fait connaître. Il est nommé professeur à la Sorbonne où il enseigne les méthodes mathématiques en physique (1949) puis professeur au Collège de France (1952). Il est élu membre de l’Académie des Sciences (1963) puis des académies de Rome, Madrid, Bruxelles et de l’Académie Pontificale des Sciences (1981). Sa considérable production scientifique, plus de 350 articles et livres, porta principalement sur la géométrie différentielle et sur la relativité générale.

    De 1966 à 1973 il fut président de la Commission ministérielle sur l’enseignement des mathématiques, plus couramment appelée « Commission Lichnerowicz ». Son idée était qu’un développement harmonieux de la société exigeait de ses membres une solide culture scientifique, mathématique en particulier. « Cette commission a eu une influence capitale dans l’enseignement des mathématiques : on cesse d’enseigner dès le Cours préparatoire les quatre opérations à la fois (ce qui reste de mise aujourd’hui) et, pendant quelques années, l’enseignement des mathématiques est gouverné par l’axiomatique et les ensembles (avant un retour en force de la géométrie euclidienne et des systèmes hypothético-déductifs). » (Article « Lichnerowicz » de Wikipedia). Selon André Revuz, professeur émérite à Paris VII, « [l]e plus grand service que la communauté mathématique toute entière puisse rendre à Lichné serait de reprendre ses efforts de réforme de l’éducation, dans le contexte actuel, et, en mesurant soigneusement les obstacles formidables qu’il faut surmonter (inertie sociologique, rigidité administrative et corporatiste, étroitesse d’esprit et inculture mathématique de la plus grande partie de la population), d’apporter à nouveau à l’enseignement des mathématiques toutes les qualités qu’il voulait lui faire acquérir. » (La Gazette des Mathématiciens, n° 81 et 82, 1999 ; j’ai utilisé la trad. anglaise des Notices of the American Math. Society, p. 1387, 1999, disponible sur www.ams.org). Paul Germain tient des propos exactement semblables dans les Proceedings de l’Académie Pontificale des Sciences (99: 40-43, 2001 ; www.vatican.va) : « la plupart des espoirs et attentes de Lichnerowicz ne se sont pas réalisées. La commission rencontra des obstacles formidables qui demeurent encore et qui devront être surmontés si nous voulons apporter à l’enseignement des mathématiques les qualités rêvées par Lichnerowicz. Ces obstacles ont été l’inertie sociologique, la rigidité administrative et corporatiste, l’étroitesse d’esprit de nombreux mathématiciens et l’inculture mathématique de la plus grande partie de la population. » Ces propos montrent que le feu couve toujours sous la cendre et que la question de l’enseignement des mathématiques demeure un sujet sensible.

    P. Germain poursuit : « André Lichnerowicz était un homme d’une immense culture, intéressé toute sa vie par les problèmes les plus variés, qu’ils soient scientifiques, philosophiques, éducatifs, artistiques, sociaux, ou religieux. C’était un grand intellectuel, toujours prêt à discuter avec les gens et heureux de le faire. Il avait un grand désir de communiquer ses idées. Parler avec lui était toujours fructueux. Il comprenait rapidement ce que vous vouliez dire et souvent voyait rapidement la faiblesse de vos positions. » Il était catholique et s’exprima sur ce point dans Les savants et la foi, dirigé par l’historien Jean Delumeau (Flammarion, Paris, 1989) et dans une interview d’un numéro spécial intitulé Dieu et la Science de la revue Sciences et Avenir.

    On pourra se faire une idée plus concrète des idées de Lichnerowicz par la lecture de ses interviews. Donnons-en quelques exemples en psychologie de la création mathématique et en politique de la recherche.

    − « Toute création mathématique semble être une découverte. Tout mathématicien s’en défend mais a tendance à être platonicien, en ce sens qu’il a tendance à croire qu’il a découvert quelque chose de préexistant à lui ; or, je ne veux pas rentrer dans cette discussion philosophique, (…) bien souvent c’est une création, mais il a le sentiment d’une découverte. [Il y a plus de plaisir à une découverte qu’à une invention parce qu’] on a exploré quelque chose de plus objectif, de plus extérieur à soi. » Surtout quand au terme d’une « démonstration horriblement difficile » on a des conclusions simples, « on se dit qu’on à vraiment découvert quelque chose. Nous utilisons quelquefois cette expression “Dieu est dans son cielˮ. Ça c’est une forme imagée pour traduire un platonisme expérimental. » (Entretien avec Jacques Nimier, Entretiens avec des mathématiciens − L’heuristique mathématique, IREM, 1989, www.pedagopsy.eu). Le point de savoir si les mathématiques sont inventées ou découvertes est sensible car il distingue les « matérialistes », partisans de l’invention, des « platoniciens », pour qui les être mathématiques existent dans le monde des idées. De nombreux mathématiciens célèbres se déclarent platoniciens. Ceci n’est peut être pas étranger au fait que les mathématiciens sont plus enclins à croire en un Dieu personnel (45%) que les autres scientifiques (39%, d’après un sondage fait aux Etats-Unis en 1996 ; voir La Clarté, note 545, p. 476).

    − Le CNRS « a contribué par son développement à rendre l’Université incapable de faire son travail. Dans tous les pays du monde, la recherche se fait au sein de l’université. Pourquoi pas en France ? Parce que depuis un siècle, la France n’a jamais su ce que c’était qu’une université. L’histoire de l’Université française, c’est un sujet que je vous recommande. Ça ne remonte pas loin, juste à 1905. Le XIXe siècle n’a pas su, sauf à Paris, ce qu’était une université au sens moderne du terme. Il n’y a eu dans ce pays ni Harvard, ni Cambridge. La formule française, ce sont les Grandes Ecoles, selon une tradition héritée… de la Chine. La première, c’est l’Ecole royale des Ponts et Chaussées dans la première moitié du XVIIIe siècle, elle est à l’imitation exacte des institutions chinoises dont les jésuites missionnaires venaient de ramener la description en Occident. (…) Elles n’ont jamais fait de recherche jusqu’à tout récemment. Pourquoi ? Parce que le système du concours tel qu’elles le pratiquent, conduit à une stérilisation certaine. Prenez encore l’exemple américain, à Princeton ou au MIT, on réserve un pourcentage de cinq à six pour cent des dossiers individuels, à des cas aberrants − c’est à dire pour des gens sortant de la norme − ce qui permettra de faire émerger un ou deux pour cent de gens vraiment extraordinaires. (…) Je considère que le CNRS a été parfaitement dans son rôle et totalement utile jusque vers1960-65. (…) »

    − « Le CNRS aurait-il du avoir un rôle plus actif vis à vis de l’industrie? Avec les industriels, c’est compliqué. Ils ont toujours un peu la manie du secret. Ca bloquait tout ; même pour avoir des thèses, c’était difficile. Il y a bien sûr un problème de concurrence, mais tout de même ! Je me souviens d’une visite des labos de la Bell aux Etats-Unis. On me dit : “Tout est ouvert, vous pouvez voir tout ce que voulez. − Bien, mais les secrets ? − Dans tous les domaines qui nous intéressent nous avons cinq ans d’avance, c’est notre meilleur secret…ˮ et c’était en partie vrai. Cette manie du secret se fonde chez nous en partie, sur le fait que la recherche et la technique sont des activités relativement étrangères à nos comportements culturels. »

    − L’Ecole Polytechnique « a très peu évolué de 1945 à 1960. Les cours étaient très classiques, beaucoup moins modernes qu’à l’université. On apprenait des choses en taupe, mais plus à l’X. On apprenait simplement aux élèves à pouvoir parler sur un dossier regardé pendant quarante huit heures en ne disant pas de bêtises, c’est tout. L’une des conséquences est que les patrons dans les entreprises, des hommes qui sortaient de ces Grandes Ecoles, n’ont jamais été sur les mêmes bancs que les chercheurs. D’où une espèce d’incompréhension. Aux Etats-Unis, l’universitaire et le chercheur se téléphoneront pour n’importe quoi. Cette relation n’existe pas en France et c’est un obstacle. Il faudrait arriver à créer une certaine communauté des grands ingénieurs et des scientifiques. (…) Dans les labos de l’Ecole polytechnique, aujourd’hui, la moitié des chercheurs ne sont pas polytechniciens. L’X se préoccupe plus maintenant de concurrencer l’ENA que de produire des chercheurs. » (Opinions sur le CNRS et l’X extraites d’un entretien avec J.-F. Picard et A. Prost du 14 mai 1986, http://picardp1.ivry.cnrs.fr/Lichne.htm).