24 février
C’est un privilège de m’adresser à Jean-Dominique Merchet, un collègue totalement investi dans la chose militaire, surtout lorsqu’on a le sentiment de n’avoir qu’à apprendre de lui et de ne pouvoir que lui poser des questions. Notre sentiment national est largement fondé sur une épopée, apprise autrefois à l’école communale et qui allait de Vercingétorix à la deuxième D.B. En passant par Jeanne d’Arc, les victoires de Louis XIV et de Napoléon. Et que dire de l’énorme poids de la guerre de 1914-1918 ? Encore aujourd’hui elle m’environne, ne serait-ce que par le nom des rues qui m’entourent. Je suis proche d’une place de Verdun, j’habite quasiment une avenue Gallieni, parce qu’à quelques mètres de chez moi sont passés les fameux taxis de la Marne ! Le général de Gaulle a écrit, au début de ses Mémoires de guerres, que dans sa jeunesse « l’armée française était alors l’une des plus grandes choses du monde » ! En dépit de l’estime que nous pouvons avoir aujourd’hui pour notre armée, il n’est plus possible objectivement d’affirmer cela. Quoi que… Et puis surtout n’est ce pas notre sensibilité profonde qui a changé eu égard à la guerre et aux missions de nos soldats ?
Cela peut même parfois nous faire douter de l’identité de notre armée. Lorsque des familles portent plainte contre les défaillances du commandement qui auraient déterminé la mort de leurs enfants, n’est ce pas le signe que nous avons changé d’époque et surtout de code de valeurs ? Une telle requête aurait été inimaginable pour De Gaulle. Mais il me semble même que l’évolution était déjà sensible entre les deux guerres mondiales. Je me suis réintéressé, ces deniers temps, à l’écrivain allemand Ernst Jünger, l’auteur célèbre d’Orages d’acier. Ce livre défini par André Gide comme le plus bel ouvrage de guerre qu’il ait lu. Jünger avait rapporté sa propre histoire de jeune héros militaire, blessé quatorze fois pour s’être battu en première ligne. Il avait été décoré de la plus haute distinction de l’armée allemande. Son récit est presque entièrement voué à l’ardeur des combats, à la satisfaction de vaincre l’adversaire, et contrairement à beaucoup de livres de l’époque, il est presque indifférent au coût terrible en vies humaines de cette guerre. Orages d’acier sera une des références de l’entre deux-guerres. Et pourtant, en quelques années, l’auteur, qui gardera toujours cette aura du combattant, va profondément changer lui-même. Il s’interroge sur le bouleversement mondial impulsé par la technique. Avec son autre roman Sur les falaises de marbre, il met en cause la nature d’un totalitarisme menaçant, et l’heure n’est plus à l’exaltation guerrière, fut-elle policée.
Je me pose la question plus généralement. Les changements fondamentaux qui se sont produits ces dernières décennies n’ont ils pas encore précipité les évolutions ? Lorsqu’à propos de la première guerre du Golfe, on a parlé d’une domination telle de la technique que l’objectif « zéro mort » n’était pas invraisemblable pour la Coalition. N’était-ce pas le signe de l’achèvement d’un processus ? Nous ne vivons plus dans le monde d’hier et l’armée pourrait bien constituer à elle seule la preuve déterminante absolue de la mutation qui s’est produite. Pourtant, peut-on encore parler d’armée s’il n’y a plus de références à l’Histoire et à certaines valeurs fondatrices ? Je profite de la présence de Jean-Dominique Merchet pour lui livrer tout entier le soin de la réponse…