Connaissez-vous Eugène Lucet ? Gageons que non. C’est un jeune officier de marine originaire de Rouen. Au beau milieu de la Terreur, il émigre vers les États-Unis, sur les conseils d’un père attentionné. Il vaut la peine d’ouvrir ses Mémoires, intitulés « Histoire abrégée de ma résidence dans les États-Unis de l’Amérique du Nord entremêlée d’anecdotes portant trait du caractère de ses habitants ».
Ce texte de moins de cent pages se lit comme un roman d’aventures et comme un récit d’observation, comme une analyse de mœurs et une chronique financière. Dès la première phrase, le ton est donné : « Au commencement de l’année 1793, alors que les factieux Robespierre et Marat rendaient la France un théâtre de crimes et menaçaient de leur vengeance tous ceux qui se refusaient à devenir leurs complices, la sollicitude constante de mon tendre père pour le bien-être de ses enfants le porta à m’engager à passer au continent de l’Amérique ». Pour un peu, on se croirait au début de la Chartreuse de Parme. L’enthousiasme, la passion ne manquent pas sous la plume de Lucet. Mais un sens aigu de l’observation anime ce fougueux entrepreneur : d’où un récit constamment émaillé de détails significatifs, toujours rattachés avec bonheur à cette épopée de l’émigration.
L’équipée devient d’ailleurs très vite rocambolesque : sorti du Havre, le navire double Barfleur, mais il s’en faut de peu que son capitaine, ivre de punch, ne l’envoie sur des brisants. Bientôt, ce capitaine sombrera tout à fait, et voici le navire livré aux mains d’un second ignorant tout de la manœuvre. Lucet prend le commandement d’une bordée, affronte une mutinerie, est arraisonné par un navire corsaire qui se montre fort bienveillant. Une fois arrivé à Philadelphie, les recommandations dont il est porteur sont de peu d’effet. Mais il en faut davantage pour décourager cette forte trempe.
Outre son intérêt historique incontestable, la vivacité du récit fourmille d’observations comme celles-ci : « je n’aime point les Anglais à la mer, à raison de leur ton souvent arrogant, mais j’aime à citer des exceptions quand il s’en trouve »; « Il est cruel de réfléchir que la Fortune n’accompagne pas souvent la Vertu ». Les anecdotes débitées par Lucet sont d’un naturel confondant, les situations cocasses, mais dans ce récit, Lucet semble poursuivre, avec une acuité bien supérieure à celle qu’on trouve dans les traditionnels récits de voyage, une ambition quasi-ethnologique. Les scrupules l’assaillent souvent : « Comme il est nécessaire de citer des faits pour supporter toutes ces assertions », et de raconter une de ses nombreuses traversées en ferry entre New York et Long Island, à la merci de passeurs pratiquant le racket et la boisson.
Ce n’est pas seulement pour fuir les orages politiques que Lucet prend la Mer, il lui prend également envie de « connaître ce peuple soi-disant le plus instruit, le plus éclairé et le plus sage du monde ». Lucet est tout autant acteur (il participe comme notaire et comme entrepreneur à la construction de la capitale de l’Union) que spectateur médusé par les usages sociaux d’une Amérique naissante où l’on s’improvise médecin ou banquier sans crier gare.
La spéculation immobilière puis financière n’échappe pas à Lucet : « Le jeu d’abord était aisé, tout le monde y gagnait, on payait avec des jetons… tel aujourd’hui achetait des terres pour six qui demain les revendait pour douze. Le génie Américain est fertile en visions ! La présente enflamma les esprits – l’argent n’était pas nécessaire, il n’en fallait que le signe ».
Dans sa clairvoyance à repérer les failles et les mirages de l’Edorado américain, Lucet ne se départit jamais d’une réelle modestie. Il n’entend pas donner de leçons : les observations parlent d’elles-mêmes. Lucet sait se méfier des comparaisons trompeuses. La seule leçon qu’il donne, et sur laquelle se conclut le manuscrit, est une leçon de modestie, qu’on ne résiste pas au plaisir de citer : « Quel homme de sens commun parmi les Européens, que l’auteur semble vouloir éclairer, mais avec la sage précaution de l’oculiste qui n’admet à l’homme sur lequel il vient d’opérer la lumière que par degrés, crainte que l’effet du trop grand jour ne lui fasse perdre pour jamais la vue qu’il vient de lui rendre, quel homme dis-je d’un peu d’expérience pourra lire ces fariboles sans hausser les épaules ? » Alors, haussons les épaules, non de mépris, mais plutôt de rire. Ce rire qui éclaire par degrés nos misères, nos mesquineries, nos petitesses, non pour nous y résigner, mais pour y discerner ce qui relève de notre complaisance.
Lucet est un oculiste qui, au lieu de lever le voile sur la méchanceté humaine qui crève les yeux, fait la lumière petit à petit. Et son récit luit (lucet !) encore, grâce au dévouement de ceux qui ont exhumé ce texte, cent cinquante ans après qu’il fut écrit, avant de le transcrire dans son jus, avec d’intéressantes notes et de précieux commentaires. C’est donc tout à la fois un travail de documentation historique et un travail d’humanité que nous livre ici Hervé-Marie Catta, dont la présentation et les annotations rendent ce voyage dans le temps particulièrement vivant. Connaissez-vous Lucet ? Un témoin qui gagne à être connu.