Jacqueline Kelen, écrivain, productrice d’émissions à France Culture pendant vingt ans, auteur d’une trentaine d’ouvrages dont « Les amitiés célestes » (Albin Michel), « La puissance du cœur » (la Table ronde).
Jacqueline Kelen s’est toujours intéressée à la spiritualité, et même aux spiritualités du monde, du point de vue de la quête intérieure, à la mystique qui apparaît comme un des ressorts universel de notre humanité. Elle se trouve ainsi, du moins me semble-t-il, assez en marge par rapport au débat incessant de notre scène publique sur la place du religieux dans la cité, sur la nécessité proclamée ici ou là d’en limiter l’exercice au nom d’une laïcité qui maintiendrait dans une neutralité bienfaisante la plus grande partie de l’espace commun. J’irai plus loin encore en supputant que sa façon de concevoir le religieux la situe dans une sérénité intérieure où la question de la dangerosité des religions lui paraît plutôt étrange. Et pourtant, c’est une thématique constante de la pensée politique que celle-là. L’autonomisation du politique et sa montée en puissance seraient venues de la nécessité de brider en quelque sorte le religieux, qui en lui-même serait facteur de violence.
J’ai déjà abordé ce problème ici, en signalant un ouvrage fondamental qui contredit « le mythe de la violence religieuse ». C’est le titre même du livre du théologien catholique américain William Cavanaugh (traduit et publié aux éditions de l’Homme Nouveau). Or, il s’agit bel et bien d’un préjugé, car si le religieux n’est pas étranger à la violence, il n’est pas vrai qu’il en soit l’expression privilégiée. René Girard a montré même qu’il constitue, anthropologiquement, la protection essentielle que toutes les civilisations ont suscitée pour éviter la désagrégation dont les menacent les accès de violence. Mais ce qui est le plus marquant aujourd’hui, c’est la volonté des sociétés modernes de se séculariser afin d’échapper à l’emprise de cette religion dont il faudrait absolument s’émanciper.
Contrairement à un préjugé bien en cours, je prétends que dans la mesure où la sécularisation est une perte de mémoire et un rejet de notre rapport à Dieu comme dimension essentielle de notre existence personnelle et sociale, il s’agit d’une formidable régression. Et si la présence de l’islam est aujourd’hui aussi obsédante, c’est bien sûr à cause de l’existence bien visible d’une communauté de musulmans qui s’affirme comme telle. Mais c’est aussi parce que cette présence est un défi à notre conception – pardon du raccourci – d’une société sans Dieu. Et si l’Europe des peuples se sent si menacée par les minarets des mosquées, c’est qu’elle n’a pas ou n’a plus les ressources intérieures pour les supporter. Lorsque la sécularisation signifie notre éloignement et notre oubli de notre relation à Dieu, le rappel du minaret est de plus en plus perçu comme une agression ! Mais le véritable défi ne consiste-t-il pas pour nous à méditer les paroles de l’Apocalypse : « Souviens toi de ta ferveur première. » Oui, souviens toi de ta ferveur première et de ton amour oublié. Une ferveur et un amour qui sont bien autre chose qu’une identité culturelle héritée et fragilisée. Une ferveur et un amour qui font vivre parce qu’ils font émerger ce qu’il y a de plus précieux en nous, le plus intime à nous-même que notre propre intimité dont parle Saint Augustin, et qui est le ressort secret et absolu de notre humanité !