LE « JUGEMENT DERNIER » : NOUS AVONS LES MOYENS DE NOTRE EXTERMINATION (*) - France Catholique
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LE « JUGEMENT DERNIER » : NOUS AVONS LES MOYENS DE NOTRE EXTERMINATION (*)

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J’ai parlé naguère ici de l’Apocalypse molle, celle que les hommes se préparent eux-mêmes en maîtrisant peu à peu les mécanismes de la vie (a). J’ai dit comment nos laboratoires nous donneront les moyens de transformer notre être physique et psychique avant que nous soyons tombés d’accord sur l’usage de cette terrifiante maîtrise. D’ici trente ans, l’homme deviendra son propre démiurge. Mais un démiurge aveugle, et peut-être fou.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’Apocalypse molle n’est nullement exclusive de l’autre. La « grêle et le feu mêlés de sang », le « tiers de la terre brûlé », « l’herbe verte et le tiers des arbres brûlés » (b), tout cela, nous le connaissons très bien. Nous savons de quoi il s’agit. Il y a seulement trente ans, cette vision ne répondait à rien de connu. On n’y pouvait discerner qu’un songe abominable, un cauchemar sans correspondant physique identifiable.

Maintenant, en 1971, les quelques hommes qui tiennent notre sort entre leurs mains ont le pouvoir de faire en une vingtaine de minutes de ce cauchemar une réalité. Où que nous soyons en ce moment sur la terre, le moyen de notre extermination existe à vingt minutes de nous, et il suffit que quelques hommes appuyent sur quelques boutons pour le déclencher. Alors nous verrons, ou plutôt les survivants d’entre nous verront, « le tiers de la terre, l’herbe verte et le tiers des arbres brûlés ».

Certes, on peut espérer que les quelques dépositaires du cataclysme s’abstiendront. Mais cet espoir ne doit pas nous aveugler : les dépositaires ont envie d’appuyer sur le bouton. Si nous connaissions les méditations et les calculs auxquels se livrent en ce moment Chinois, Russes et Américains, nous en serions sans doute peu réconfortés (c ).

Les eaux changées en absinthe

Admettons cependant qu’ils n’appuient pas sur le bouton. L’Apocalypse nous parle encore des « eaux changées en absinthe » par lesquelles « beaucoup d’hommes meurent ». Cela aussi, nous le connaissons fort bien. Il existe déjà un problème de l’eau. Les grands lacs américains, naguère paradis de vie sauvage, sont en partie ou totalement morts par pollution. Les poissons n’y vivent plus, et les villes riveraines n’en boivent l’eau qu’après une sévère épuration.

Les océans, plus vastes, se défendent mieux. Pour l’instant du moins. Car ils sont eux aussi menacés par l’infatigable machine à fabriquer la mort que constitue l’industrie humaine. Sous-produits inutilisés du pétrole, déchets de la chimie, produits de nettoyage à sec, résidus radioactifs, détergents, pesticides agricoles, produits de l’industrie militaire (gaz de guerre, vésicants), tout cela, nuit et jour, s’écoule vers la mer. Selon Gordon Rattray Taylor (1), le nombre des substances que nous ajoutons à l’eau des océans peut être évaluée à un demi-million (d).

Une enquête de la FAO a montré que, parmi les substances qui, prises isolément, peuvent être inoffensives, un grand nombre donnent des combinaisons toxiques. Beaucoup d’entre elles ne se dissolvent pas. Le DDT (qui n’est pas encore interdit partout), le dieldrine (autre pesticide), les biphényls polychlorurés, de nombreuses autres substances s’accumulent dans l’eau de mer de façon irréversible.

Ce n’est pas tout. Les produits radioactifs industriels sont maintenant présents « dans tous les océans et dans tous les organismes de la biosphère marine », selon les résultats d’une étude présentée en 1968 – il y a trois ans ! – par le docteur E. D. Goldberg à l’Association américaine pour l’avancement des sciences.

Dans le Pacifique, les expériences militaires « sales » ont libéré des masses énormes de produits radioactifs qui ont tendance à se concentrer dans le plancton, puis de nouveau dans les petits poissons, puis encore dans les grands (qui mangent les petits), et enfin, dans l’homme, qui mange les poissons petits et grands. Quoique, à ma connaissance, on n’ait jugé bon de procéder à aucune enquête, les voyageurs qui ont parcouru récemment ce qui était naguère le paradis du Pacifique sont effrayés par la multiplication des leucémies et des cancers des os, surtout chez les enfants.


L’inconcevable devenu vrai

L’Apocalypse nous dit encore que le jour perdit un tiers de sa clarté et la nuit de même », qu’il monta du puits « une grande fumée », « le soleil et l’air en furent obscurcis ».

Tout cela, qui paraissait il y a seulement trente ans énigmatique sinon dénué de sens, nous le voyons se réaliser sous nos yeux. Je ne dis pas que l’Apocalypse a forcément parlé de notre temps, bien sûr ! Qui pourrait le dire sans témérité ? Qui scrutera le livre énigmatique ? Je dis que ce qui paraissait naguère inconcevable est maintenant vrai. Le jour n’a pas encore perdu le tiers de sa clarté (sauf toutefois au dessus des villes, où parfois, comme à Los Angeles, ce n’est pas le tiers qui a été perdu, mais bien plutôt le tiers qui reste). Mais même dans les solitudes les mieux préservées, le ciel commence à s’obscurcir. Un astronome nous disait récemment que l’étude de la couronne solaire pose de plus en plus souvent des problèmes à l’observatoire du Pic du Midi, dans les Pyrénées, à près de 3 000 mètres d’altitude, en raison des cirrus provoqués par le trafic aérien. Ce que dès maintenant le coronographe détecte, nos yeux bientôt le verront. Déjà les climats ont changé. La température moyenne a augmenté de plusieurs degrés depuis le début du siècle, le niveau des mers semble avoir monté d’une vingtaine de centimètres par suite du dégel des glaces polaires. Ce réchauffement, qui correspond exactement à l’expansion industrielle, est dù à l’« effet de serre » des milliards de tonnes de gaz carbonique libérés dans l’air par la combustion du pétrole et du charbon. Chaque fois que vous appuyer sur votre accélérateur, le ciel s’obscurcit un peu plus ; le soleil et naturellement les étoiles, ce qui donne un sens parfaitement clair à l’expression à première vue incompréhensible de l’Apocalypse : « le soleil perdit un tiers de sa clarté, et la nuit de même ».

Il ne s’agit pas de faire du catastrophisme échevelé : nul ne sait « quand le jour viendra ». L’inquiétude grandissante des milieux responsables devant la pollution universelle a des chances de provoquer d’ici vingt ans des mesures qui pourraient renverser le cours actuel des choses (e ). Mais il ne sert à rien de fermer les yeux devant l’évidence : nous avons de nos mains déclenché un processus indiscutablement apocalyptique. Il est difficilement discutable que l’Apocalypse soit en marche, et que nous la gouvernons.
Au-delà des calculs et des prévisions technologiques, au-delà des spéculations et des terreurs malsaines, cet ébranlement de la nature violée par l’homme nous oblige, pour la première fois dans notre histoire, à concevoir le salut comme une aventure collective. Jusqu’ici, chacun pouvait ne se croire dépositaire que de son salut personnel. Voici l’humanité tout entière au pied du mur. La voici mise en demeure, au péril de son effacement, d’assumer enfin une morale de l’espèce. Les hommes vont devoir admettre qu’ « ils sont un », ou mourir. (f)

Aimé MICHEL

(1) Gordon Rattray Taylor : le Jugement dernier (Calmann Lévy, 1970). Ce livre est une excellente (et effrayante) mise au point sur la pollution. Sa lecture devrait être rendue obligatoire à tous les responsables techniques et politiques.

(*) Chronique n° 20 parue initialement dans F.C. – N° 1261 – 12 février 1971.

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Notes de Jean-Pierre Rospars

(a) Voir la chronique n° 2 L’eugénisme ou l’Apocalypse molle publiée ici le 27 juillet 2009 ainsi que les trois suivantes qui la mettent en perspective (n° 7 La fin de l’histoire vue par un géologue, le 10 août ; n° 5 Le caractère sur ordonnance, le 17 août ; et n° 9 L’hormone de la contestation, le 24 août).

(b) Apocalypse, chap. 8, verset 7 : « Le premier ange sonna de la trompette, et il y eut de la grêle et du feu mêlés de sang qui furent lancés sur la terre. Le tiers de la terre flamba, le tiers des arbres flamba, toute l’herbe verte flamba. » (trad. E. Osty).

(c ) En 1967 seuls cinq pays avaient des armes nucléaires, aujourd’hui 8 ou 9, demain nul ne le sait. Les arsenaux russes et américains ont beaucoup diminué depuis les accords START (Traité de Réduction des Armes Stratégiques) de 1991 et 1993, et le traité SORT (Traité de réduction des arsenaux nucléaires stratégiques) de 2002 prévoit de les diminuer encore. En janvier 2009, selon le SIPRI (Institut de Recherche de Stockholm sur la Paix Internationale), le nombre de têtes nucléaires opérationnelles était de 4834 (dont 2047 non stratégiques) en Russie, 2702 (dont 500 non stratégiques) aux Etats-Unis, 300 en France, 186 en Chine, 160 au Royaume-Uni, 80 en Israël, 60-70 en Inde, 60 au Pakistan. On ne sait pas si la Corée du Nord a des armes nucléaires opérationnelles. L’Inde, le Pakistan et Israël (qui n’a jamais confirmé ou infirmé avoir la bombe) ne sont pas signataires du traité de non prolifération (TNP, 1968). Plusieurs pays ont développé des programmes nucléaires illégaux ou sont soupçonnés de le faire (Corée du Nord, Iran, Algérie, Lybie, Arabie Saoudite, Syrie). D’autres ont arrêté leur programme d’acquisition de l’arme nucléaire (Suisse, Suède, Afrique du Sud, Argentine, Brésil). L’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan ont restitué leur arsenal à la Russie. Sources : http://www.sipri.org/ et http://www.ladocumentationfrancaise.fr. Pour une réflexion philosophique sur la menace nucléaire, on lira avec profit le chapitre VI du livre de J.-P. Dupuy cité en note f.
(d) Sur G. Rattray Taylor voir le chronique n° 1 Veillir ce mystère, publiée ici le 14 juin 2009.

(e ) Rien n’indique que le cours des choses soit en passe d’être renversé. La conférence sur le climat de Copenhague vient de fermer ses portes sur un demi-échec, aucune mesure concrète n’ayant été décidée. Au moins ces graves problèmes deviennent-ils enfin l’objet de débats publics et d’enjeux politiques nationaux et internationaux. Si le progrès, sur ce point est indiscutable, on reste bien loin des solutions, si tant est qu’elles existent, et nous commençons à prendre un sérieux retard sur le calendrier avancé par Aimé Michel.

(f) Ce texte porte à réfléchir. Ainsi donc, il y a près de quarante ans, le chemin était déjà tracé pour des esprits clairvoyants comme Gordon Rattray Taylor, François Meyer ou Aimé Michel. Deux livres parus presque simultanément au début de 2009 actualisent cette réflexion. Le premier est de Bertrand Méheust, La politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, La Découverte, Paris ; le second de Jean-Pierre Dupuy, La marque du sacré, Carnets Nord, Paris. Leurs auteurs sont philosophes ; l’un est disciple de Gilbert Simondon, Raymond Ruyer, François Meyer et Aimé Michel, l’autre de René Girard et Yvan Illich. Ils font des analyses, convergentes et complémentaires, que je résume en cinq points :

1. Un même constat. Tous deux pensent que les forces à l’œuvre depuis des siècles, surtout en Occident et maintenant dans l’humanité entière, vont devoir s’infléchir ; que l’humanité va devoir prendre elle-même le contrôle de ces forces jusqu’ici aveugles ou sombrer dans des convulsions graves sinon mortelles. Pour Méheust, « nous glissons vers l’abîme » (p. 15) si bien que « la survie même de l’espèce ne sera plus garantie » (p. 150). Pour Dupuy, « notre monde va droit à la catastrophe » car « le chemin sur lequel s’avance l’humanité est suicidaire » (p. 31). En conséquence le premier tient que « nous avons le devoir d’examiner le pire, de le regarder en face » (p. 14), tandis que le second nous invite à « vivre désormais les yeux fixés sur cet évènement impensable, l’auto-destruction de l’humanité, avec l’objectif, non pas de le rendre impossible, ce qui serait contradictoire, mais d’en retarder l’échéance le plus possible. Nous sommes entrés dans l’ère du sursis. » (p. 62)

2. Des buts distincts mais qui se rejoignent. Chacun s’attache à des aspects en apparence distincts de la tragédie. « Cet essai, écrit B. Méheust, se propose de nouer deux thèmes de réflexion que l’on a jusqu’ici considérés séparément, mais qui prennent une dimension nouvelle lorsqu’on les met en rapport : d’une part la question écologique et, d’autre part, la prolifération actuelle de la conciliation impossible que l’on appelle les oxymores. Ma thèse est que si les oxymores surgissent spontanément dans toutes les sociétés pour atténuer ou résoudre les tensions qui les travaillent, ils prennent dans la nôtre un essor inquiétant, sous la pression écologique, au point de devenir un poison mental et social. » (p. 7). « Ce livre, écrit de son côté J.-P. Dupuy, se situe dans l’ombre portée par l’avenir catastrophique qui semble aujourd’hui être le destin de l’humanité. C’est cette perspective apocalyptique qui rend à la fois possible, urgent et nécessaire que nous nous pénétrions de l’idée que c’est le sacré qui nous a constitués. C’est à ce prix que nous pourrons percevoir la désacralisation en marche du monde pour ce qu’elle est : un processus inouï qui peut nous laisser sans protection aucune face à notre violence et nous mener à la catastrophe finale, mais qui peut aussi bien déboucher sur un monde radicalement différent de celui que nous connaissons, où le religieux aura pris la place du sacré. » (p. 29).

3. Les excès du libéralisme. Pour Méheust, le confort moderne (disons l’eau chaude pour faire court) exerce une pression telle sur l’environnement qu’il ne pourra pas être généralisé à l’ensemble des habitants de la planète, ne serait-ce que parce que les réserves d’eau potable sont insuffisantes. Or la démocratie libérale est liée au confort et n’existe que là où il a été établi. Selon la doctrine libérale « ce sont les idées, les valeurs qui conduisent les hommes à s’entrechoquer », l’Etat doit donc « se garder d’injecter des idées, de la morale, des conceptions du monde et laisser agir la “main invisible du marchéˮ » (p. 154). Le système néolibéral, dont le nazisme « fut la version anticipée, paroxystique, et donc suicidaire », est un processus sournois et implacable d’appropriation du monde et de la nature humaine qui ira au bout de ses possibilités en saturant tout l’espace disponible, naturel, juridique, psychique. Le processus de saturation commence à engendrer dans la société des tensions de plus en plus fortes, ce qui conduit le pouvoir à recourir aux oxymores. Ainsi la société contemporaine prône un « développement durable », une croissance infinie mais dans un monde fini, ce qui est logiquement impossible ; elle promeut l’individu  mais théorise une économie de la main invisible, sans sujets, qui produit des êtres formatés ; vante l’éducation mais méprise les enseignants ; valorise le risque mais est obsédé de sécurité ; dérégule le travail et la finance mais surrégule la vie quotidienne, etc. « Le pacte implicite qui lie l’opinion au système – un confort matériel toujours accru, en échange d’un vide de sens toujours plus effrayant – ce pacte empêchera longtemps encore que l’on diminue de façon sensible la pression de confort ; et quand l’affaire sera éventée, et que le pacte sera rompu (c’est-à-dire quand on n’aura plus ni le sens ni le confort), cette prise de conscience débouchera sur une intense frustration et sur des violences sans horizon, dont celles qui se déroulent actuellement dans les banlieues nous donnent déjà un petit aperçu. » La démocratie sera remplacée par « une barbarie molle d’un genre inédit, une barbarie froide et raisonnée, disposant de moyens de contrôle mental sans précédent ». Constat parallèle chez Dupuy : « L’emprise de l’économie sur les sociétés modernes ne fait qu’un avec le retrait du sacré qui le constitue. Ce retrait est lui-même concomitant d’un déchaînement de la concurrence entre les hommes et des passions destructrices qui l’accompagnent comme jamais il ne s’en est produit dans l’histoire. (…) Les économistes utilisaient naguère l’expression en forme d’oxymore : la “concurrence pure et parfaiteˮ (…). Cette formule signifiait que les gens n’avaient en fait pas besoin de se rencontrer ni d’échanger autre chose que des marchandises, encore moins de s’aimer, pour former une société efficace et pacifiée. » (p. 227). Le monde moderne « sait désormais que son universalisation, tant dans l’espace (égalité entre les hommes) que dans le temps (durabilité ou “soutenabilitéˮ du développement), se heurte à des obstacles internes et externes inévitables, ne serait-ce que parce que l’atmosphère de notre globe ne la supporterait pas. Dès lors, il faut que la modernité choisisse ce qui, pour elle, est l’essentiel : son exigence éthique d’égalité (…) ou bien le mode de développement qu’elle s’est donné. » (p. 79) « La panique qui s’emparerait des peuples de la Terre s’ils découvraient trop tard que leur existence est en jeu risquerait de faire sauter tous les verrous qui empêchent la civilisation de basculer dans la barbarie. » (p. 41).

4. Une science canalisée et irréfléchie. Méheust fait un parallèle éclairant entre l’histoire de l’écologie politique et celle du mesmérisme (voir chronique n° 23 du 7 décembre sur la psychanalyse), toutes deux contestées puis récupérées sélectivement par les milieux dominants. La science aurait pu prendre un autre cours ; si elle ne l’a pas fait c’est en raison de « l’affinité profonde qui existe entre le libéralisme moderne et la physique galiléenne : c’est chez Hobbes, en effet, que s’accomplit la réduction de l’être humain à l’individu ponctuel, à un atome égoïste dont le comportement n’est rien d’autre que la résultante de forces aveugles. » (p. 24). Dupuy le confirme : « Les hommes rêvent la science avant de la faire » (p. 119), aussi, loin d’être neutre, porte-t-elle le projet d’accomplir « la métaphysique occidentale » (p. 72). Il avoue son « amour pour la science », son « admiration devant les prouesses techniques », le besoin qu’il éprouve, en tant que philosophe, à « s’abreuver aux idées de la science », tout en affirmant que « la science, de par son irréflexion foncière, est plus que jamais susceptible d’engendrer des processus aveugles qui peuvent nous mener au désastre. » (p. 112). En particulier, l’auteur dénonce les risques d’une science livrée à une métaphysique moniste où tout est fondé sur les mêmes principes mécanistes d’organisation. Ainsi la « naturalisation de l’esprit » que visent les sciences cognitives se confond avec la « mécanisation de l’esprit » (p. 89). Il analyse en détail à ce propos la “littérature peu ragoûtanteˮ, “haineuseˮ, “aveugle ou bornéeˮ où un Pascal Boyer ou un Richard Dawkins tentent de rendre compte du religieux. Tant Méheust que Dupuy évoquent le projet transhumaniste qui vise à faire advenir un monde où les machines auront remplacé les hommes (« l’ère des machines spirituelles » pour reprendre le titre d’un livre de Kurzweil, bel oxymore), dont Dupuy nous apprend qu’il est soutenu, non par des illuminés, mais par des hauts fonctionnaires de l’administration américaine de la recherche militaire (DARPA) et civile (NSF).

5. Nécessité d’un autre rapport au monde. Méheust nie que la crise écologique puisse être surmontée par des mesures purement techniques car « elle met en jeu des questions morales, philosophiques et matérielles d’un ordre fondamental » (p. 20). Pour éviter ou amortir la catastrophe il faut « une restructuration rapide et totale de notre rapport au monde, fondée sur la mise en place de nouvelles façons de vivre et de penser », abandonner la tyrannie du court terme, cesser de voir le devenir de l’humanité sur quelques décennies ou siècles alors qu’il se joue sur des centaines voire des millions d’années. « C’est parce que son devoir est de s’envisager dans la très longue durée que l’être humain doit s’économiser, s’autolimiter » et refuser la marchandisation du monde (p. 161). Dupuy abonde dans le même sens : la modernité doit s’inventer « un autre mode de rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres, qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l’échelle de l’humanité. » (p. 79). Reprenant et illustrant la pensée de René Girard il montre où chercher cet autre rapport au monde. « J’en suis venu à croire, écrit-il, que le christianisme constituait un savoir sur le monde humain, non seulement supérieur à toutes les sciences humaines réunies, mais source d’inspiration principale de celles-ci ». Ceci l’a conduit à une « conversion
épistémologique au christianisme » (p. 122), car ce dernier n’est pas une morale mais une épistémologie (p. 161). « Le message évangélique travaille le monde moderne (…), celui-ci dans ses traits les plus inouïs s’explique par celui-là », mais la modernité occidentale a trahi et corrompu son message. Selon le mot de Chesterton repris par Bernanos puis Girard « le monde moderne est plein d’idées chrétiennes […] devenues folles. » (p. 49). « La leçon du christianisme ne peut être vraiment entendue que si elle l’est complètement, à cent pour cent, ce qui implique que les hommes renoncent une fois pour toutes à leur violence. Le Royaume est comme l’œil du cyclone : si on tente de l’atteindre par un chemin continu, en s’efforçant toujours plus d’augmenter l’efficacité des moyens habituels, c’est-à-dire violents, de contenir la violence, on tournoiera de plus en plus vite, tel un fétu de paille, à mesure qu’on croira s’approcher du cœur au repos. Le Royaume on y saute à pieds joints ou bien on en meurt. » (p. 155).

On aura reconnu ici nombre des idées-forces d’Aimé Michel (et de son contemporain l’économiste-philosophe Jean Fourastié) : le caractère global de la crise en cours, l’insertion dans le très long terme, la remise au centre du christianisme, idées qui forment la trame des présentes chroniques… Quant au rôle de la science dans tout cela Aimé Michel, comme nous le verrons, y est plusieurs fois revenu pour préciser sa pensée.

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Pour découvrir la pensée d’Aimé Michel, il faut lire :

Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).

À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.

Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).

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