Le débat lancé par Éric Besson sur l’identité nationale ne pouvait que déchaîner les passions. Comment s’en étonner, dès lors qu’il devenait un enjeu idéologique, partisan et électoraliste ? Personne n’est innocent dans cette affaire, et sûrement pas les vertueux donneurs de leçons de l’opposition. J’écoute les uns et les autres, je suis de plus en plus perplexe. Et pourtant, comment dénier la légitimité d’une telle interrogation, à un moment où notre socle culturel se trouve bouleversé ? Ce n’est pas seulement la France qui s’interroge, c’est l’ensemble de l’Europe car toutes les nations subissent le traumatisme d’un changement en profondeur. D’aucuns disent du « choc des civilisations ». Je ne le crois pas vraiment dans la mesure où nous n’en sommes pas, du moins dans nos pays, à un affrontement brutal, sûrement pas à une guerre civile à la libanaise. Je n’ignore pas qu’on en brandit la menace ici ou là. Mais je maintiens que – fort heureusement – c’est par abus de langage.
Surtout que l’on ne s’avise pas de me taxer d’angélisme. Je n’ignore rien de ce qui existe dans nos banlieues, avec leurs zones de non-droit, le champ libre laissé aux trafiquants, les divisions ethniques… Je n’ai pas oublié les affrontements graves de 2005. Mais je n’en tire pas la même leçon que ceux qui y ont vu le prodrome d’un embrasement généralisé. Certes, on n’est jamais à l’abri d’un enchaînement de conséquences qui peut mener à des extrémités meurtrières. Mais celles-ci ne se sont pas produites alors même qu’on pouvait les redouter. Je ne suis pas loin de penser que cette limitation de la violence n’est nullement fortuite. Il s’est produit – qu’on le veuille ou pas – un phénomène d’autolimitation généralisé. Ce sont les voitures qui ont brûlé, grâce à Dieu il n’y a pas eu de morts. Ce qui est pour moi l’indice que les émeutiers n’ont pas voulu dépasser un certain seuil, en dépit du processus extrêmement dangereux dans lequel ils s’étaient avancés.
Curieusement, dans le dernier chapitre de Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss aborde la question de la rencontre et de la fusion de deux masses de population dans le cadre d’une immigration de grande ampleur. C’est écrit en 1954-55 au moment où le devenir de l’Algérie se posait en termes dramatiques. Mais c’était, semble-t-il, le sort de toute l’Afrique du Nord qui importait à l’ethnologue par rapport à une métropole en désarroi. Lévi-Strauss ne semble pas hésiter face à une perspective d’intégration : « Si, pourtant, une France de 45 millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre 25 millions de citoyens musulmans, même en grande partie illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent, il y a un siècle, d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de l’Europe et des couches sociales les plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous refusons de risquer. »
Le général de Gaulle était résolument opposé à un tel risque. Il l’a dit en des termes qui choquent violemment notre « politiquement correct ». Il pensait que nous étions une nation chrétienne qui ne supporterait pas la cohabitation avec une forte immigration musulmane. Cette intégration qu’il ne croyait pas possible sur le territoire algérien lui paraissait insupportable sur le sol métropolitain. Il allait même plus loin encore, en se référant à des critères ethniques. On oublie un peu vite comment les drames de cette période retentirent douloureusement dans les cœurs des hommes et des femmes. Les blessures de la guerre d’Algérie subsistent dans les mémoires de beaucoup de nos compatriotes.
Par un retournement dont l’Histoire n’est pas avare, l’intégration est redevenue un thème brûlant avec l’énigme que constitue à elle seule la diffusion de l’islam en Europe. J’ai parfois le sentiment que durant la période coloniale, les esprits étaient moins rebelles à la coexistence avec les populations musulmanes et moins apeurés par leur religion. La France de la IIIe République n’hésitait pas à s’enorgueillir du titre de « grande puissance musulmane ». Il ne faudrait pas croire que l’étude du monde vaste et riche de l’islam se fondait alors sur l’arrogance. J’en sais quelque chose par ma belle-famille, implantée en Afrique du Nord au début du XXe siècle et qui fut à l’origine d’une véritable école. Les noms de William et Georges Marçais parlent toujours aux érudits du Maghreb.
Il s’est passé quelque chose depuis un demi-siècle qui a rendu plus difficiles les relations et créé un climat de crainte. Si, en Suisse, on s’insurge contre les minarets, en allant jusqu’à organiser un référendum pour en interdire la construction, c’est que la population considère qu’il y a une menace d’appropriation de son espace symbolique. On aurait tort de considérer avec mépris une telle obsession en accusant les intéressés des pires arrière-pensées. Ce n’est pas la disparition de l’autre, de sa religion et de son architecture que l’on désire. C’est sa propre disparition que l’on redoute. Et cette crainte est d’autant plus vive qu’elle se propage dans des pays en pleine décélération culturelle. Ou, mieux encore, en plein processus d’éloignement d’une culture chrétienne, hier largement partagée. La revendication que l’on appelle identitaire est d’autant plus violente qu’elle affecte une culture qui n’est plus vécue sur le mode de la familiarité intime. Il faut y voir le résultat de ce qu’on appelle du mot prétentieux de sécularisation. D’ordinaire, ce vocable est employé pour signifier une sorte d’émancipation issue des Lumières et qui aurait délivré les esprits de l’emprise des institutions ecclésiales. Une certaine mentalité qui se prévaut d’un vif sentiment de supériorité, écrasant de sa morgue les âges obscurs (moyenâgeux dit-on souvent), considère que l’Occident avancé a tracé ainsi le chemin du Progrès et de la Raison. On mesurera de plus en plus de quoi a été payée cette prétention progressiste. De l’oubli du contenu de la tradition méprisée. Loin d’être une avancée, l’amnésie constitue un redoutable handicap qui fragilise les populations qui se croient – à tort ou à raison – menacées par un envahissement dont le poids démographique est décuplé par la menace symbolique.
Il est significatif d’observer le contraste entre l’attitude des Églises et celle des populations sécularisées face au défi purement symbolique des minarets. Les protestants et les catholiques pratiquants sont beaucoup moins déstabilisés que leurs compatriotes déchristianisés. Comment seraient-ils inquiets d’être dépossédés de ce qui les constitue au plus profond d’eux-mêmes ? En d’autres termes, on ne peut déposséder que ceux dont l’identité est de l’ordre de l’avoir, c’est-à-dire de la sociologie ou de la culture muséifiée, pas ceux dont elle est de l’ordre de l’être.
J’entends partout que ce qui nous sauvera de cette phobie, c’est notre imparable « laïcité à la française ». Si le sujet n’était si grave, j’aurais tout simplement envie d’éclater de rire. Cette mythique laïcité pourrait bien se révéler, dans le climat actuel et compte tenu des véritables enjeux, comme une nouvelle ligne Maginot, une barrière dérisoire, un fétiche. Car il faudrait savoir de quoi on parle. Quel réconfort la laïcité apportera-t-elle à des gens qui souffrent d’immunodéficience culturelle et plus encore religieuse ? Une protection juridique ? La garantie de la liberté de conscience ? Ce n’est pas négligeable en soi. Mais le droit a-t-il le pouvoir de s’opposer à une emprise symbolique ? On ne se garantit efficacement, dans quelque domaine que ce soit, que si l’on dispose de moyens de riposte qui correspondent à la nature de la menace. La laïcité, à ce moment, risque de quitter le pur domaine du droit pour s’identifier à une culture particulière, dite laïque, qui fourbira les catégories menacées en armes culturelles, en conviction rationaliste, en messianisme progressiste, en matérialisme métaphysique… Il y a d’ailleurs des tentatives en ce sens. Je reçois régulièrement en courrier électronique des messages d’un organisme (Riposte laïque), qui se défend sur ce terrain-là qui correspond à une certaine philosophie, une conception du monde. Nous sommes loin de la laïcité de l’État qui n’est pas une philosophie, mais une certaine attitude empirique, en charge de la protection des libertés et de l’organisation pratique des cultes dans l’espace public.
Or, c’est précisément cette laïcité-là qui garantit à l’islam la possibilité de s’implanter, par exemple, visiblement sur le territoire helvétique, y compris grâce à la construction de minarets. Pour rassurer les citoyens inquiets, faudrait-il que l’État se convertisse à une laïcité idéologique et militante et s’oppose pied à pied à l’emprise d’une religion ? Ce serait s’engager dans une dérive, où l’État s’exposerait à l’objection de John Rawls contre la perte d’impartialité de la puissance publique dès lors que celle-ci se laisse aller à une action idéologique qu’il stigmatise comme « perverse ».
« Riposte laïque » ne craint nullement cette action idéologique. Elle ne cesse au contraire de la recommander, en intimant l’ordre à l’État officiel de s’y rendre. Et cette position de combat est tout entière impulsée par l’actualité de la menace islamique, sans cesse décrite et stigmatisée. Intellectuellement, la posture n’est pas toujours commode à tenir, car elle se réclame à la fois d’une certaine tradition républicaine à la française et d’une vigilance qui l’apparente à la droite dure, si éloignée qu’elle se veuille de ses motifs.
« Riposte laïque » est sans cesse sur la brèche pour dénoncer les complaisances d’une certaine gauche branchée, et par ailleurs d’intention très progressiste et émancipatrice. Décidément, nous vivons un moment très particulier où les camps se redéfinissent face à des enjeux qui bousculent les certitudes acquises. C’est pourquoi le débat engagé sur l’identité française et la laïcité n’est pas près de s’épuiser.
14 novembre