3, 4, 5 NOVEMBRE 2009
Retour à Lourdes, dans la nuit de lundi à mardi. Traversée de la ville, avec mon sac, sans rencontrer âme qui vive. Mais j’ai le sentiment de me retrouver toujours chez moi dans des lieux familiers. J’ai choisi un hôtel proche des sanctuaires, bien connu des habitués des assemblées épiscopales, alors que d’habitude je logeais de l’autre côté de la ville, dans un petit hôtel bien sympathique, malheureusement fermé depuis quelques mois… L’avantage est aussi d’être à quelques minutes des studios de Radio Présence, la radio locale chrétienne où je dois me rendre chaque matin pour faire mon éditorial de Radio Notre-Dame, la grande sœur parisienne. J’y arrive pour l’ouverture, très bien accueilli par l’équipe et son directeur, Mathias Terrier. Ce dernier voudra même que j’enregistre une émission pour sa station, en tant que pèlerin de Lourdes. Je répondrai à ses questions avec plaisir, tout comme je discuterai avec ses collaborateurs au contact avec beaucoup de monde, dans ce haut lieu très bien fréquenté !
Le mardi matin, je sors de la radio et j’entends Mgr Claude Dagens m’appeler à l’aide. Son auto est tombée en panne dans la rue. Je la pousse quelques dizaines de mètres vers le parking : la rencontre avec l’évêque d’Angoulême est quasi providentielle, car il va jouer un grand rôle dans l’animation de l’assemblée, avec son intervention de la première après-midi (Indifférence religieuse, visibilité de l’Église et Évangélisation). Et oui, on peut être évêque, normalien, académicien et avoir des ennuis mécaniques. Il y a quelques décennies, chaque évêque avait son chauffeur qui réglait ce genre de contingences. Nous avons bel et bien changé d’époque. On le constatera d’un bout à l’autre de cette assemblée.
Le discours d’ouverture du cardinal Vingt-Trois est largement consacré à l’actualité générale, celle qui concerne les conséquences de la crise économique et la question de l’immigration. L’actualité ecclésiale est également évoquée. Elle est riche : synode africain auquel le président de la Conférence épiscopale a assisté de bout en bout, canonisation de Jeanne Jugan, cette sainte française dont l’exemple nous est précieux, l’année sacerdotale en cours, la réunion des Conférences épiscopales d’Europe à Paris, l’Année Sainte décidée par les évêques du Vietnam à l’occasion du 350e anniversaire de l’établissement de la hiérarchie catholique dans leur pays. Décidément, l’Église universelle est bien vivante et en développement continu. Y aurait-il contraste avec notre Église à nous et ses difficultés ? La question peut être d’ores et déjà posée même si en abordant l’ordre du jour, le cardinal ne veut pas se laisser aller au pessimisme : « Nous sommes constamment confrontés à la situation du chrétien dans la société contemporaine, c’est-à-dire à la rencontre de la foi avec le désir, les aspirations et les angoisses des hommes. Nous sommes aussi probablement arrivés à un moment clef pour notre organisation ecclésiale. Après le concile Vatican II et les synodes qui lui ont fait écho sur la mission des laïcs et sur le ministère des prêtres, les changements des structures de notre société, comme le développement de l’action des laïcs et l’évolution du ministère des prêtres, nous invitent à approfondir l’articulation des missions et de l’exercice des responsabilités, et aussi à renouveler l’appel au sacerdoce et au diaconat permanent. »
En quelques mots, l’essentiel est dit, mais il ne faudrait pas se tromper sur une telle concision. Ce qui est évoqué renvoie à des questions abyssales, à des difficultés dont la seule appréhension pourrait conduire à la stupeur ceux qui, d’aventure, les découvriraient. Trois dossiers soumis à l’examen des évêques convergent en fait sur la situation de l’Église en France, avec les forces en diminution qui sont les siennes. Qu’il s’agisse de savoir ce que sera « Demain la vie de nos communautés », qu’il s’agisse d’examiner en quoi consiste « L’indifférence religieuse » et ce que doit être « la visibilité de l’institution ecclésiale », qu’il s’agisse enfin de « prendre la mesure des mouvements et associations de laïcs », c’est le même objectif qui est visé, celui qui aboutit à évaluer les énergies disponibles pour l’évangélisation, eu égard à l’ampleur de la tâche.
Dès l’après-midi, avec l’exposé de Claude Dagens, on est au cœur du sujet. Certes, l’évêque d’Angoulême n’établit en rien un constat sociologique. Il ne fait état d’aucune statistique et ne s’attarde sur aucune considération sur les faiblesses de l’appareil ecclésial. Il veut conduire à un discernement spirituel qui oblige à affronter les difficultés par le haut, car tout doit ramener à une méditation sur le mystère de l’Église, ce qui renvoie à l’enseignement de Lumen Gentium, la grande constitution conciliaire. L’Église est « comme le sacrement, c’est-à-dire le signe et l’instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain ». Ce recentrage théologique est essentiel. Il nous éloigne des problématiques d’il y a trois ou quatre décennies quand il s’agissait d’inventer on ne sait quelle nouvelle Église. Car « l’Église n’est pas une production humaine. Nous ne la fabriquons pas. Nous ne pouvons pas nous servir d’elle selon nos goûts ou nos préférences. Elle est du Christ pour la vie et le salut du monde ».
Bien évidemment, ce sont des communautés, des associations, des groupes concrets qui doivent correspondre à cette mission sacramentelle. Mgr Dagens ne cache pas « l’affaiblissement indéniable des institutions catholiques », mais il ne voudrait pas que « le constat de la faiblesse tourne au découragement ». Il insiste sur le paradoxe chrétien qui veut que la force vienne de la faiblesse et qu’on médite ainsi la situation actuelle, ne serait-ce que pour que ne soient pas repoussées les attentes spirituelles qui surgissent au sein même du climat déconcertant d’aujourd’hui : « Cela vaut pour la transmission de la foi : ruptures évidentes des traditions, souffrance des parents, des grands-parents, des éducateurs qui se heurtent au refus de ceux et celles qu’ils aiment. Et, en même temps, des enfants qui demandent d’eux-mêmes à être catéchisés, des adultes qui marchent vers le baptême comme vers une vie vraiment différente, et, en des circonstances imprévisibles, des hommes et des femmes qui découvrent la nouveauté de l’amour de Dieu, car il y a des moments où la mémoire de Dieu ressurgit dans une existence : Même si notre cœur nous condamnait, Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît toute chose (I Jean 3,20). »
Les journalistes sont admis à écouter Mgr Dagens et les deux témoignages d’évêques qui suivront (St-Brieuc et Chambéry). J’avoue que je prends brusquement conscience de la nature de la situation où nous sommes. Non que je la méconnusse de quelque façon. Sans avoir, le moins du monde, envie de jouer la politique de l’autruche, on peut se rassurer avec les réalités rassurantes, les choses qui marchent bien, les réalisations encourageantes, les promesses qui pointent à l’horizon… Mais ici, je suis happé entièrement par la hantise de ce qui ne va pas du tout, de tout ce qui, inéluctablement va arriver et qui nous déportera vers la réalité cinglante dont on s’est peu ou prou dissimulé l’avènement inexorable. Dans quelques années, plusieurs diocèses ruraux n’auront plus que dix prêtres en activité autour de leur évêque. Tel diocèse urbain (plus d’un million d’habitants) compte aujourd’hui 200 prêtres, mais la moitié ont plus de 75 ans. C’est dire que le déclin va se précipiter désormais à tel point que le devenir échappera à toute prise. Impossible de songer à développer alors qu’on voit mal comment on ferait autrement qu’organiser une pénurie qui ne fera que s’accroître… Jusqu’où ? La disparition du christianisme en France ?
Je suis le contraire d’un pessimiste et ne me suis jamais laissé aller aux illusions de l’optimisme mondain. Mais là, j’avoue que j’ai du mal. Je comprends trop bien que Mgr Dagens ait choisi ce discernement spirituel sans lequel on baisserait les bras.
Sur ce fait, j’apprends la mort de Claude Lévi-Strauss. C’est un événement national à cause de la stature de l’homme. Du penseur, du savant, de l’écrivain. Ce n’est sûrement pas sa philosophie qui pourrait me réconforter. J’ai profité d’une courte ballade pour racheter Tristes tropiques qui s’est égaré quelque part dans les profondeurs de ma bibliothèque. Quel styliste ! Quel conteur ! Mais son acuité intellectuelle ne me rend pas plus aimable sa pensée profonde, qui est celle d’un sceptique, voire d’un athée du XVIIIe siècle.
Précurseur de la sensibilité écologique, admirable peintre des phénomènes de la nature, mais adversaire résolu et implacable de notre tradition philosophico-métaphysique. Littérairement, il est du côté Rousseau-Chateaubriand, qui l’inspire très heureusement. Rationnellement, il est du côté positiviste, fermé à toute interrogation intérieure au sens augustinien. Il récuse phénoménologie et existentialisme par phobie d’un certain anthropocentrisme et plus encore par refus de la centralité de la conscience. Dans les dernières pages, cette profession de non-foi : « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elle ne possède aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l’humanité d’y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné, soit de s’opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même, comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. »
On ne peut être plus funèbre, à l’opposé le plus extrême de toute ouverture eschatologique. Même les œuvres de l’esprit, auxquelles l’homme infiniment cultivé était intimement attaché, ne sont pas promises à meilleur sort. L’anthropologie se réduit à une entropologie, c’est-à-dire à une science de la désintégration universelle.
Pourtant, Claude Lévi-Strauss n’était pas misanthrope et il était sans cesse prêt à s’ouvrir à de nouvelles curiosités, celles-ci lui fussent-elles contraires. Mgr Dagens, raconte qu’en tant que nouvel académicien, il a adressé à son très éminent confrère et aîné, son dernier livre… de théologie. Ce dernier l’en a très aimablement remercié, en précisant qu’il lui en était d’autant plus reconnaissant qu’ignorant de la matière dont il était traité.
Mais je reviens aux travaux de nos évêques. Il s’est passé quelque chose d’assez indicible dans la matinée de mercredi, que tous ont reconnu à leur manière. J’en ai reçu de nombreuses attestations, corroborées par celles reçues par mes confrères. Quelque chose s’était déjà amorcé la veille, détecté par un aussi bon veilleur que Mgr Christophe Dufour. « On a fait un excellent travail », me dit après la messe Mgr Hippolyte Simon, vice-président de la Conférence – j’apprécie hautement la messe concélébrée au cœur de ces journées. Tout s’y réfère, tout y prend sens, tout y est transmué dans l’offrande pure de la Victime sainte. Et puis, c’est impressionnant d’écouter le chant unanime de cette centaine d’hommes revêtus du sacerdoce suprême. Ils ne peuvent donner meilleur témoignage de ce qu’ils sont et de ce dont ils ont mission d’être.
Ce qui s’est passé ? L’évidence du réel a fait sombrer tous les discours idéologiques. Il n’en est pas résulté un discours froid de technocrate de l’audit. Bien au contraire, ce fut un surcroît de fraternité, une écoute rarement atteinte de l’autre. Loin des oppositions dialectiques, l’exclu d’hier a même été convié à s’exprimer franchement. Afin de tenir compte des situations contrastées, quatre évêques ont exposé la façon dont ils concevaient l’éveil missionnaire de leur diocèse (Mgr Dominique Lebrun, évêque de Saint-Étienne, Mgr François Blondel, évêque de Viviers, Mgr Georges Pontier, archevêque de Marseille, Mgr Guy Bagnard, évêque de Belley-Ars). Et chacun a montré comment, à partir de deux points de vue différents, avec des disponibilités inégales, on pouvait faire face.
Aucune solution définitive, aucun remède miracle ne se sont imposés. Peut-être, tout de même, une intuition a émergé. Le maillage paroissial serré d’hier n’est plus possible, du moins dans la plupart des diocèses ruraux. Une reconversion radicale de nature missionnaire s’impose. J’aurais envie de raconter une histoire qui se chuchote ici ou là. Un jeune évêque, en sandales franciscaines, aurait fait le voyage à Rome, pour demander un changement de statut pour son diocèse. Ce dernier ne disposant plus des marques d’une institution stable, devrait revenir au statut d’un territoire de mission. Quelque peu ahuri, le cardinal entendant cette requête avait proposé de payer de ses deniers les chaussettes et les chaussures qui protégeraient ce pauvre pasteur des morsures du froid. Info ou intox ? Ce qui est sûr, c’est que cette historiette mérite d’acquérir la dignité des parabole. La France pays de mission ?, ce titre fameux des abbés Godin et Daniel, a acquis un degré de vérité auquel ces deux pionniers n’auraient pas pensé. Mais loin de décourager les ardeurs, le constat peut très bien déclencher une vague inattendue, celle qui surprend ceux qui ne connaissent pas les ressacs de la grâce.
(à suivre)
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Dans la presse :
Témoignage Chrétien :
http://www.temoignagechretien.fr/journal/article.php?num=3370&categ=Croire
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Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- La France et le cœur de Jésus et Marie
- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE