Une zoologie prospective
Une rêverie : ce ne fut guère que cela depuis 1440, date de la parution de la Docta ignorantia, le maître-livre de Nicolas de Cuse. Cyrano de Bergerac, Swift, Diderot, Voltaire (le Voltaire du Dictionnaire philosophique), Hugo, Flammarion, Charles Fort, Maeterlinck sont les jalons principaux de ce rêve séculaire. Tous ces hommes, et quelques autres que j’ignore sans doute, ont eu ces pensées puis ont reculé devant elles, découragés sans doute par le silence de la nature : sur quels faits précis, certains, contrôlables, appuyer le moindre essai d’une réponse raisonnable ? Où chercher un indice que ce que nous vivons sur notre petite planète ne soit pas une aventure unique dans l’histoire des mondes ?
Un livre récent (2) montre que les savants commencent à imaginer les moyens de percer ce silence de la nature et qu’ils songent à tenter de répondre aux questions posées pour la première fois par Nicolas de Cuse. L’auteur du livre en question, Claude Delamare-Deboutteville, est professeur au Muséum et directeur du Laboratoire d’écologie générale. « On peut prévoir, écrit-il, une zoologie prospective de la nature actuelle, orientée vers le futur. Une telle démarche sera extrêmement favorable aux recherches exobiologiques prévisionnelles (3). L’écologie et les sciences zoologiques sont à un tournant décisif de l’évolution de la culture humaine. Il est donc urgent de poser les problèmes de la Terre en fonction de ceux de l’univers que nous ne pouvons aborder que sur le plan de la stricte logique scientifique. Constater à quel point la logique scientifique a su cadrer avec les faits découverts, c’est reconnaître à de telles prospections des chances incroyables de succès. » En d’autres termes, nous commençons à en savoir assez sur la vie terrestre pour définir ce qu’elle peut avoir d’universel.
Voici quelques-unes des connaissances acquises sur lesquelles pourraient s’appuyer les recherches exobiologiques dont parle Claude Delamare-Deboutteville :
1. Il y a d’abord les phénomènes dits de « convergence ». Dans des conditions de milieu semblables, des mécanismes vivants semblables et même des êtres vivants semblables apparaissent. La forme « poisson » a été réalisée trois fois au moins par des processus très différents, sur une architecture différente, à des dates différentes de la vie terrestre d’abord par les poissons eux-mêmes, puis par les reptiles, enfin par les mammifères. Le requin (poisson), l’ichthyosaure (reptile) et le dauphin (mammifère) présentent un ensemble de ressemblances tout à fait frappantes, non seulement dans leur aspect général, mais dans le détail de leurs dispositifs anatomiques. Par exemple, tous trois disposent d’une nageoire dorsale d’équilibration et de deux nageoires pectorales presque identiques. Leur hydrodynamique est la même. Chez tous les trois, la propulsion est assurée par une nageoire caudale. Le parallèle pourrait être poursuivi dans le détail (4).
Les faits de convergence sont innombrables et presque toujours saisissants (a). Par exemple, à presque chacun des marsupiaux australiens correspond un mammifère placentaire ayant même forme, même taille mêmes mœurs, même habitat (b) : il existe un écureuil marsupial, un loup marsupial (c), une belette marsupiale, des rats marsupiaux, etc. Mais ces êtres semblables ont une origine différente, une architecture différente, ils ont été réalisés par des moyen différents. Tous ces faits tendent à montrer que les formes générales de la vie que nous voyons sur la Terre sont universelles pour des milieux semblables. S’il y a des mers à un milliard d’années-lumière de notre système solaire, nous pouvons parier à peu près à coup sûr que des êtres de type « poisson » sont en train d’y nager tandis que nous lisons ces lignes. Y a-t-il des mers sur les planètes lointaines ? L’astronomie n’est pas sans réponse à cette question (d).
Un phénomène d’universalité
2. Un autre fait déjà évident quoique encore difficile à définir scientifiquement concerne la complexité des comportements. L’éthologiste (c’est-à-dire le savant qui étudie les comportements animaux) sent bien, et dans beaucoup de cas peut déjà prouver que la complexité comportementale se mesure au niveau évolutif. Plus un animal est complexe, plus son comportement l’est aussi. Pour faire sentir cela par un raccourci imagé et qui, sous cette forme, prêterait évidemment à discussion, on peut dire que plus le comportement d’un animal se rapproche de celui de l’homme et plus cet animal est récent dans sa lignée évolutive. Ou encore, que toute lignée évolutive tend à faire apparaître des comportements plus complexes.
Ceci n’implique aucun schéma teilhardien ou darwinien. On constate simplement que si l’on classe les animaux selon leur date d’apparition (quelle que soit d’ailleurs la façon dont ils soient apparus), les plus récents sont aussi les plus malins, l’homme, dernier venu, étant de tous le plus retors. Si la vie s’est développée ailleurs que sur la Terre, il y a tout à parier que, plus vieille elle est, plus « intelligente » sera son espèce la plus récente. La vie a-t-elle pu naître sur d’autres astres ? La biologie et l’astronomie commencent à avoir quelques idées là-dessus.
Dans de nombreux autres domaines, la vie terrestre commence d’apparaître au regard de la science comme un événement singulier significatif d’universalité (e ). De même que chaque homme en sa solitude retrouve l’image et la réalité des autres hommes, de la même façon peut-être l’humanité en s’étudiant elle-même découvre l’infini dont elle est un modèle.
Aimé MICHEL
(1) Nicolas de Cuse : De docta ignorantia (1440, traduction Alcan 1930) ; Giordano Bruno Dell’infinito universo e mondi (1584) ; de Immenso et innumerabilibus seu de Universo et mundis (1591).
(2) C. Delamarre-Deboutteville et L. Botosanéanu : Formes primitives vivantes (Hermann, 1970)
(3) L’exobiologie est la biologie extra-terrestre.
(4) Cf. notamment Lucien Cuénot : l’Evolution biologique (Masson, 1951). p. 84.
Notes de Jean-Pierre Rospars
* Chronique n° 4 parue dans France Catholique – N° 1245 – 23 octobre 1970.
(a) Les faits de convergence et ceux sur l’accroissement de complexité des organismes et de leur comportement sont indéniables mais leur signification est l’objet d’âpres débats. Ils sont minimisés par ceux qui insistent sur le caractère imprévisible de l’évolution biologique et mis en valeur par ceux qui pensent qu’elle obéit à des lois. Au nombre de ces derniers se trouve le célèbre paléontologiste Simon Conway Morris. Il a consacré un livre dense à la description et à la discussion de ces convergences : Life Solution (Cambridge University Press, 2003), ouvrage malheureusement non traduit en français.
(b) L’Australie, l’Antarctique et l’Amérique du Sud formaient initialement un seul continent peuplé uniquement de mammifères marsupiaux. Il y a 65 millions d’années, ce continent s’est brisé et l’Australie s’est séparée. Pendant sa longue dérive jusqu’à sa position actuelle, les marsupiaux s’y sont diversifiés, tandis qu’ils étaient supplantés par les mammifères placentaires en Amérique du Sud. Les premiers placentaires (ou euthériens), dont les hommes, ne sont arrivés en Australie qu’il y a une soixantaine de milliers d’années.
(c ) L’exemple du loup marsupial, loup de Tasmanie ou thylacine, est particulièrement frappant comme on pourra en juger sur des photographies de cet animal prises au début du XXe siècle (voir par ex. http://hypersite.free.fr/Page%20Thylacinus.htm). Pourchassé par les éleveurs il semble avoir aujourd’hui disparu. Les recherches financées par le National Geographic pour retrouver des individus rescapés ont échoué.
(d) Pour des éléments de réponse voir la chronique Combien y a-t-il de terres ? dans l’espace publiée ici le 6 juillet dernier.
(e ) Il s’agit d’une formulation du « principe de banalité », voir note (d) de la chronique citée ci-dessus.