27 AVRIL
Dans quelques jours, Le Figaro publiera un débat que nous avons eu avec Jacques Julliard sur le thème « Où va l’Église catholique? » Il s’agit de tirer quelques leçons de la polémique autour de Benoit XVI. Jean Marie Guénois et Paul-François Paoli qui nous interrogeaient, nous ont permis d’échanger au-delà des thèmes qui avaient provoqué ce que j’appelle un emballement de type mimétique. Jacques Julliard considère que le Pape ne restera pas indemne de cette crise et que la question de sa succession peut être posée sans scandale.
Nous avons donc des points de désaccord sérieux mais sur fond d’accords fondamentaux. En une heure – que la retranscription réduit forcément à une épure – nous n’avons pu aller au bout de notre commune recherche. J’aimerais que nous puissions prolonger, car il est de salut public d’apporter à l’opinion des éléments de discernement sur ces semaines que je considère de pure folie, et où tout s’est organisé pour empêcher une réflexion sérieuse sur les problèmes agités.
Jean-Marie Guénois m’oppose que « le contenu de l’enseignement moral » a été remis en cause, au-delà des formes que la contestation a pu revêtir. Oui, mais je prétends que la violence inhérente à l’emballement empêchait de prendre la distance nécessaire à la prise de conscience des enjeux. Par ailleurs je ne pense nullement que Benoît XVI soit mal informé ou qu’il soit dans l’ignorance des difficultés vécues aujourd’hui par nos contemporains. Nous avons commencé à nous expliquer à propos de la sexualité, mais il faudra aller beaucoup plus loin. Qu’entend exactement Jacques Julliard par « une conception naturaliste » qui rendrait l’Église étrangère à la dimension symbolique de la sexualité ? Je crois que c’est strictement le contraire. Là où on fait d’Éros une simple pulsion et une sorte de besoin purement biologique, la réflexion chrétienne oblige à voir les choses autrement, ne serait-ce que par son analyse de l’ambiguïté de la libido et de la nécessité de sauver le désir de ses pathologies.
Par ailleurs, que la finalité procréatrice soit posée avec quelque insistance depuis Paul VI, et singulièrement par Jean-Paul II, ne relève pas, selon moi, d’on ne sait quel naturalisme mais se réfère au sens même de l’amour humain, tendu vers un achèvement qui a forcément le visage de l’enfant. Quelqu’un comme Emmanuel Lévinas a parfaitement saisi cela.
Mais il y a aussi l’autre insistance, de la part de l’Église, dans le domaine de la bioéthique. Là encore, c’est le contraire même du naturalisme. Qu’un Jürgen Habermas ait précisément retrouvé là-dessus l’interlocuteur religieux indispensable est pour moi un vrai signe des temps. Ce qui me ramène encore à la principale objection de Jacques Julliard: « Ce qui ne passe pas, c’est lorsque l’intransigeance se fixe sur des questions inessentielles, notamment sexuelles. Je veux bien avoir toute la compréhension pour une institution bi-millénaire, mais lorsque celle-ci se focalise de façon obsessionnelle sur ces questions, je me dis qu’il y a quelque chose qui ne va pas. »
Pardon, mon cher Jacques, mais ce n’est pas du tout l’Église qui se focalise sur ces questions, c’est l’époque qui ne respire que cela. Bergson en faisait déjà le constat. Et si vous avez l’impression d’un discours répétitif et obsessionnel de Rome, prenez-vous en aux médias qui ne répercutent que ces « choses inessentielles ». Si vous considérez, l’ensemble de l’enseignement de Benoit XVI, vous verrez qu’il embrasse tous les sujets du temps, qu’il dit ce qu’il doit dire sur l’amour humain, avec la plus grande sérénité. La faute à qui si les médias ne choisissent dans tout cela que ce qui les obsède?
30 avril
Mauriac (suite) On ne comprend rien à l’écrivain et à la personne, si l’on entre pas dans sa conviction que le christianisme apporte une dimension indispensable à la compréhension du cœur humain. Loin d’être un obstacle à la compréhension intérieure, il donne la lumière pour en saisir les secrets. Ainsi, l’auteur du bloc-notes, s’en explique t-il dans ce bref aparté : « Je suis ainsi fait que ce qui m’a toujours frappé c’est l’avance en profondeur que le chrétien (même s’il est de moindre culture) garde sur l’agnostique et sur l’athée. Cette avance en profondeur, dans l’ordre du roman s’affirme, si vous mettez même notre Stendhal, même notre Flaubert à côté de Tolstoï ou de Dostoïevski. C’est comme si une dimension essentielle familière aux deux Russes avait échappé aux deux Français. (Tome 5, 1er mars 1969) C’est dire combien s’égarent ceux qui pensent que le christianisme aurait été pour Mauriac un handicap, bridant ses facultés et son génie. Erreur absolue! Il est vrai que la dérive philosophique et anthropologique à laquelle nous assistons depuis quelques décennies provoque une véritable cécité à l’égard de cette lumière intérieure que confère la foi. Je dirais même les yeux de la foi.
Le hasard a voulu que je reçoive, peu de temps après la lecture du premier tome de la biographie de Mauriac par Jean-Luc Barré, la réédition en poche des deux volumes de La philosophie de la volonté de Paul Ricœur (Points-Essais) Certes, nous sommes dans un registre rationnel. On sait assez la farouche détermination du philosophe de préserver l’autonomie de sa pensée par rapport à la théologie. Il n’empêche que la parenté de la recherche anthropologique avec l’herméneutique biblique est patente et que, même si c’est le mythe qui est invoqué comme moyen d’intelligibilité de l’intériorité, il s’agit précisément d’un mythe biblique, parce qu’il donne singulièrement à penser. Le démarquage qui s’opère ainsi avec une tendance manifeste et dominante aujourd’hui est soulignée par Jean Greisch dans sa judicieuse préface du second volume (c’est surtout à ce dernier que je me réfère ici). D’un côté, il y a Heidegger et Michel Foucault qui procèdent à une « analytique de la finitude », de l’autre il y a ceux qui estiment que cette finitude est faillible et fragile, et que la référence à l’infini est indispensable pour rendre compte de la faille anthropologique. La notion de mal apparaît alors, avec tout ce qu’elle met en jeu.
Sans forcer le rapprochement, Mauriac se situe d’évidence dans l’herméneutique de Ricœur, dans le domaine de la faillibilité et de l’affrontement avec le mal. Ce qui le refoule hors champ de l’admissible contemporain. D’où le caractère paradoxal de la polémique autour de « l’homosexualité » dont la biographie fait l’objet. Si j’entrais, à mon tour dans cette polémique, je me concentrerais sur deux phrases de Jean-Luc Barré : « Si l’hypothèse homosexuelle est ici admise (il s’agit de la biographie écrite par Jean Lacouture), c’est tout au plus sous la forme, circonscrite dans le temps et limitée dans sa réalité, d’un état momentané, vécu comme une épreuve dramatique et refoulé au prix d’une lutte déchirante. Non comme une donnée essentielle et permanente de son être et de sa destinée. »
La difficulté ne concerne pas tellement la restriction dans le temps et la réalité que le regard apporté sur ce penchant homosexuel, pour peu que l’on veuille être fidèle aux convictions les plus fortes de l’écrivain. « Une donnée essentielle et permanente de son être et de sa destinée ? » Tout dépend de ce qu’on appelle être et destinée, mots et concepts qui peuvent s’entendre aujourd’hui selon la théorie des genders ou bien selon l’herméneutique de la faillibilité. Est-il besoin d’insister pour déterminer ce que l’auteur de Souffrances du chrétien aurait prononcé comme verdict. Qu’on le veuille ou pas, toute l’œuvre mauriacienne, y compris et d’abord la plus trouble, loin de plaider en faveur d’une analytique de la finitude où il s’agirait de se reconnaître « homosexuel », illustre de la façon la plus ardente l’oscillation infinie de l’homme exilé du ciel. J’en trouve plus que l’indice, la conviction dans une lettre citée par Jean-Luc Barré où Mauriac répond à Gide en mettant exactement les accents où il faut : « Je secoue d’autant plus violemment les barreaux que je les sais indestructibles. Je ne crois pas, je ne veux pas croire à votre tranquillité… Votre parti pris me paraît ce qu’il y a de plus tragique dans le monde actuel. Votre « cas » a une signification qui me fascine. »
1er mai
L’immense labeur accompli par Paul Ricœur résonne en moi de façon singulière en prenant au sérieux les requêtes les plus fortes de l’interrogation humaine. A l’encontre de tous les scepticismes, les positivismes et les constructivismes. En revanche, elle demeure mal considérée par ceux qui refusent un horizon de vérité, la notion même d’énigme métaphysique ou l’interrogation radicale sur le sens de la vie et de l’action de l’homme. J’ai confié à ce « journal » il y a quelques mois l’impression forte qu’avait produit sur moi l’essai de Paul Veyne sur son ami Foucault car il poussait à ses conséquences ultimes le refus d’envisager quelque transcendance que ce fût. Dans une culture de la mort de Dieu, et conséquemment de la mort de l’homme, Ricœur est anachronique. N’est-il pas arrivé à Sartre de le traiter de « curé » ? Etait-il possible de s’intéresser à la morale, à la culpabilité et au mal après Foucault ? Non, répondent encore certains radicaux qui dénoncent illusion ou aliénation métaphysique, alors que seul devrait s’imposer un travail d’élucidation historique à même de démêler les imbroglios des situations empiriques. François Cusset, militant de la radicalité critique récuse aussi bien Ricœur que Lévinas et pourfend « les métaphysiques à bon marché » qui ramènent tout à « un spiritualisme du bien et du Mal ».
Certes, on peut discuter d’un certain idéalisme qui liquide à bon marché les questions concrètes. Marcel Gauchet a pu dire à juste raison qu’en soi les droits de l’homme ne font pas une politique. Il en va de même pour tout discours des valeurs qui réduirait à rien l’action effective dans l’ordre des moyens et contribuerait à une impuissance généralisée.
La disparition de l’eschatologie communiste a changé le climat. En effet, que l’histoire ait un sens, que la libération humaine ait un horizon envisageable, assuraient une finalité à l’action surdéterminée par une sorte d’espérance. C’est bien pourquoi les chrétiens se reconnaissaient une forme de parenté avec les communistes, laquelle pouvait mener parfois à une connivence. Les choses ont changé, avec la fin de ce que Lyautard appelait « les grands récits ». Il n’y a pas de l’histoire et il n’y a pas d’anthropologie essentialiste où l’humanité puisse s’identifier dogmatiquement où herméneutiquement. La sophistique l’a emporté sur le platonisme : tout est mobilité, construction. À la manière de Foucault, conforme au généalogisme de Nietzsche, on ruinera les évidences, les généralités : « voilà, grosso modo la façon dont les choses se sont passées. Mais je me refuse à dire: voilà ce que vous devez faire, ou encore: ceci est bon cela ne l’est pas. »
Que reste-t-il alors ? De pures subjectivités qui n’ont plus à s’orienter par rapport à on ne sait quel ciel étoilé, mais qui se reconnaitront par un style, une esthétique. Si l’on creuse, on est obligé de convenir que c’est conforme aux pulsions actuelles, celles d’une post-modernité qui s’est libérée des belles idées d’avant-hier. Même si ces dernières ont quand même une persistance; laquelle se justifie simplement par la crainte du vide.
À un Paul Ricœur, l’idée d’une société sans tension eschatologique est déroutante autant que l’idée d’un homme sans tension éthique. Tout son travail consistera a montrer que le mal et la recherche du sens, loin de se réduire à des fadeurs moralisantes, sont inexpugnables de la conscience de soi et du rapport à autrui. Reprise des grandes traditions philosophiques ? Sans aucun doute, mais enrichie de toutes les confrontations possibles aux penseurs du soupçon, aux apports des sciences humaines, aux provocations les plus actuelles de l’existence. Les questions centrales d’Aristote, de Kant, voir d’Augustin et de Luther, restent posées car elles sont liées à des structures pérennes de la personne : que ce soit la liberté, le mal, la justice… Impossible de s’en passer mais impossible aussi de faire l’impasse sur les objections nouvelles qui s’opposent par exemple à l’éclosion de la décision.