8 avril
Je ne m’attarde pas ici sur la troisième vague anti-papale, qui reprend d’ailleurs un classique, déjà employé contre Jean-Paul II. Deux mots, pourtant. La simple analyse des propos tenus par Benoît XVI dans l’avion sur le préservatif aurait dû provoquer de la part de toute personne réfléchie, un peu de distance. Qu’a-t-il voulu dire exactement ? La polarisation sur une phrase retirée de son contexte amenait forcément au contre-sens. Impossible de la faire admettre dans le déchaînement général. Mais nous retrouvons là une des règles élémentaire de la machine à communiquer, définie par Régis Debray il y a déjà longtemps. Je l’avais relevée au moment des polémiques anti Jean-Paul II : le binaire ou bien – ou bien est de règle dans un domaine qui refuse par principe la complexité. Debray : « La culture du détail, de la bribe, du morcelé, l’effritement des anciennes dialectiques de la totalité, la substitution partout du fractal au global, qu’on résume parfois par le « déclin des grands récits », c’est tout cela qui conspire ou converge vers la simplification extrême, le simplisme péremptoire. » Comment voulez-vous faire passer un message qui veut élargir les horizons, intérioriser la réflexion pour qu’elle échappe au simple réflexe ? Les médias ont zappé la phrase, il est vrai un peu compliquée, qui précédait la formule uniquement retenue parce qu’elle faisait slogan : « la distribution du préservatif aggrave le problème ». Non reliée à la proposition antécédente, cette phrase acquérait une brutalité insupportable, elle en devenait absurde. Qu’importait au transmetteur trop heureux de l’aubaine. Le tintamarre était lancé, relayé par une armée de moralistes fustigeant le criminel. Plus c’est gros, plus ça marche. Il est vrai qu’avec un penseur comme Benoît XVI, l’incompréhension est forcément étourdissante. On ne peut imaginer d’homme moins sensible aux affirmations binaires. Par vocation et tempérament, il ne cesse de reprendre les affirmations trop simples pour les approfondir, les complexifier. Là où on ne distingue que deux dimensions, lui en discernera 5 ou 6. le malentendu ne peut aller qu’en s’aggravant avec des gens qui enferment les concepts dans des cases fixes et distribuent à l’envie les étiquettes pour épingler les individus selon leur pente idéologique. Cela pose d’énormes problèmes. Je m’en suis rendu compte dès le début. Une bonne partie de la presse n’a jamais dit que des bêtises sur Joseph Ratzinger, elle est bien incapable de faire le minimum d’effort pour comprendre une personnalité et une pensée de pareille dimension.
11 avril
Enfin Le Monde consent à donner une part égale aux détracteurs et aux défenseurs du Pape ! Est-ce le résultat des protestations dont la médiatrice du journal s’est faite l’écho ? Le parti-pris hostile était si flagrant qu’il était difficile de surseoir à un traitement plus équitable. Cela nous donne une double page, au titre partisan – mais il est difficile de se déjuger si vite ! Les cinq textes proposés n’ont pas ltous e même intérêt. Au moins donnent-ils à penser, dans des directions très diverses. Enfin, la question de la prévention contre le sida est traitée à son degré réel de complexité : « Il n’y a aucun pays avec une épidémie généralisée qui ait réussi à faire baisser la proportion de la population infectée par le VIH grâce aux campagnes centrées sur l’utilisation du seul préservatif. » L’argumentation développée par Tony Anatrella et un ensemble de spécialistes nous permet, enfin, de sortir des affirmations idéologiques et de comprendre la courte intervention du Pape, étayée par des études de terrain et des considérations infiniment plus fines sur les comportements et les mentalités : « le discours du Pape est réaliste et juste : il nous interroge sur un vision de la prévention limitée au seul préservatif. Il adopte le point de vue anthropologique et moral, compréhensible par tous, pour critiquer une orientation uniquement technologique qui, a elle-seule, n’est pas en mesure de juguler la pandémie, comme l’a noté aussi en son temps l’ONU. »
Je ne peux commenter l’ensemble, cela m’amènerait trop loin. Je crains, même en esquissant quelques remarques, ne pouvoir aller au bout des sujets traités. Ainsi, mon ami Paul Airiau met à contribution son vaste savoir sur « l’intransigeance apocalyptique » qui a tant marqué le catholicisme du XIXe siècle. Cela me fait songer à la somme de délires engendrée par tant de fantasmes. Je me souviens de tel étrange personnage qu’il m’est arrivé de rencontrer dans un coin de Paris qu’évoque le Bernanos de l’imposture. Il ne vivait que dans l’obsession d’une sorte de complot permanent et universel. Cette maladie n’a pas complètement disparu ; il en reste des traces ici ou là. Il y a encore des gens pour tenir « les protocoles des sages de Sion » pure fabrication de la police tsariste pour un document sérieux. Williamson est-il l’héritier de ce courant aberrant ? C’est possible, même si les filiations idéologiques sont parfois compliquées à établir. La faurissonnisme, par exemple, me paraît étranger à cette généalogie. Mais Paul Airiau est sensible jusqu’aux micronuances. Il a bien noté que Mgr Fellay avait intégré l’impossibilité de transiger avec le négationnisme. Et à ce propos, il pointe très justement comment l’Église se trouve dans l’obligation d’intégrer ce négationnisme comme une faute morale gravissime à l’intérieur de son propre registre doctrinal.
« Ainsi, conclut Paul Airiau, quoique microscopique, le négationnisme de certains intégristes peut être un enjeu central… » Tout à fait d’accord. Mais j’ajouterai une remarque. Autant le recours à l’histoire est indispensable pour rendre compte de l’apparition et de la transmission des idées et des mouvements qui les porte, autant il me paraît périlleux d’enfermer les personnages dans une sorte d’ADN qui les fixerait pour toujours dans des convictions et des conduites irréformables. Comme si les épreuves, les obstacles ne pouvaient avoir raison, parfois, des préjugés, des phobies, des erreurs, des prédécesseurs et des héritiers. A lire certaines études, j’ai l’impression fâcheuse qu’on tient à lier à leur destin ces intégristes insupportables et à jamais incorrigibles, dont d’ailleurs l’ignominie transparaît dans des textes publiés pendant l’occupation et dont eux-même ignorent jusqu’à l’existence. Paul Airiau montre précisément le contraire : certaines idées obsessionnelles à certaines époques peuvent disparaître complètement de la scène, et les problématiques se reformuler dans des contextes inédits. Sans compter qu’il peut se produire même au sein de courants intellectuels aussi marqués que l’intransigeance apocalyptique des mutations improbables. Ainsi Léon Bloy, dont certaines formules font frémir, peut-il nous offrir cette merveille que constitue « Le salut par les juifs » et dont l’influence, durable, pourra aider à des mises au point ultérieurs décisives.
Je retiens enfin l’article de Marco Politi, vaticaniste réputé et dont je dois avoir quelque part la biographie de Jean-Paul II (un document plutôt contestable). Le Monde annonce du même Politi un ouvrage publié en italien sous le titre « La Chiesa del No » aux éditions Mondadori (L’Église du non). C’est sans doute un aperçu de cet essai qui nous est donné dans l’article que je trouve plutôt brillant dans la forme mais sophistique sur le fond. Comme toujours dans ce genre d’exercice, nous sommes confrontés à des affirmations péremptoires qui peuvent impressionner, mais qui font sourire ceux qui ont un peu de mémoire. Politi, en évoquant les semaines agitées de ce début d’année, n’hésite pas à parler de « désacralisation de la papauté ». Voilà qui me rappelle les affirmations de certains confrères à la mort de Paul VI annonçant avec le plus grand aplomb « le déclin de la papauté ». Avec Jean-Paul II, ces très avisés observateurs du monde religieux étaient tombés dans le mille…
Sur le fond, l’argumentation de Marco Politi revient à accuser Benoît XVI d’imposer une approche néo-théocratique de la société qui aboutirait forcément à un clash. Le Pape n’admettrait de société que sous l’égide du « Dieu catholique », ce qui s’opposerait à l’irréversible sécularisation de l’Europe. Qu’il y ait difficulté, question de compatibilité ne me paraît pas douteux. Mais en quoi Benoît XVI innoverait-il sur ce point, en quoi se serait-il radicalisé par rapport à ses prédécesseurs. Affirmer que « l’inspiration intellectuelle du Pape est différente de celle de Jean-Paul II » ne me paraît démontré en rien et je vois mal comment on pourrait bien l’établir. Par ailleurs, on trouve chez Joseph Ratzinger des analyses précises sur les rapports entre la société moderne et le christianisme, qu’à ma connaissance Jean-Paul II n’a pas abordées, du moins sous cet angle précis de la philosophie politique. Or ces analyses infirment le jugement lapidaire de Politi.
Loin de vouloir répudier le cadre institutionnel et même culturel des Lumière, Joseph Ratzinger est d’avis qu’il peut être gardé sous réserve d’amendements, et ceux-ci sont raisonnables, c’est-à-dire accessibles au jugement et au consentement des non chrétiens. Ce qui, entre parenthèses, correspond au vœu de Jürgen Habermas, désireux d’intégrer en toute rigueur l’intelligence religieuse dans le débat contemporain. Là où Politi décrète une impossibilité radicale, Ratzinger engage un dialogue exigeant, ouvert aux partenaires de bonne volonté. C’est d’autant plus possible que les choses ne sont nullement figées arbitrairement par avance. Il existe une étrange contradiction chez ceux qui entendent exclure un partenaire comme s’il était disqualifié par principe, ne serait-ce qu’à cause de ses convictions bien ancrées. C’est faire bon marché de ce qu’il y a d’inachevé dans le droit, de réformable : « Nous ne pouvons jamais édifier que des ordres relatifs, qui ne peuvent être que relativement juste. » (Joseph Ratzinger).
Politi oublie cet aspect d’une société en devenir, où la coopération de tous est utile au progrès en commun. C’est dans cette dynamique que Ratzinger se place, pour faire part de cette conviction mais dans le cadre d’un débat ordonné. On ne peut exclure l’hypothèse d’un désaccord fondamental, mais n’est-ce pas la règle du pluralisme que de lui laisser place, en reconnaissant à l’objectant un droit inaliénable à l’objection de conscience. Tout se passe comme si Politi voulait barrer cette possibilité, en déniant d’avance à l’Église de Benoît XVI le droit d’être elle-même et de défendre ses convictions. Il ne voit qu’une possibilité, celle de l’adhésion à un relativisme généralisé. Et là dessus il n’aura pas raison du christianisme, Joseph Ratzinger – Benoît XVI n’étant en charge que de la foi qu’il a reçu mission de transmettre.