LES ENFANTS-LOUPS DU PAKISTAN - France Catholique
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« Ô Marie conçue sans péché »
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LES ENFANTS-LOUPS DU PAKISTAN

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* Chronique n° 12 parue dans France Catholique – N° 1253 – 18 décembre 1970. Extrait du chapitre 7 « Psychologie humaine » de La Clarté au cœur du labyrinthe, pp. 201 à 203 (voir références au pied de ce texte).

Parmi les millions de spectres qui errent à travers les décombres du Pakistan (a), on ne peut s’empêcher de penser, tout d’abord, aux enfants. Combien sont-ils, hébétés, cherchant en vain ceux qu’ils aimaient et qui les protégeaient dans un paysage qu’ils ne reconnaissent pas et où la mort encore rôde ? La plupart, n’en doutons pas, mourront sans sortir du cauchemar. Seule, une minorité sera sauvée. Et pour quelques-uns de ceux-là, comme lors de tous les grands désastres, ce sera la mystérieuse aventure de la déshumanisation, de la survie physique dans le sommeil ou la mort de l’âme : ils deviendront ce que l’on a appelé des « enfants sauvages ».
Nous n’imaginons pas cela en Europe où se sont pourtant produits les cas les plus célèbres et les mieux étudiés : un enfant abandonné très tôt, vers deux, trois, quatre ans, alors que son apparence, comme l’a montré Lorenz, correspond encore aux schémas déclencheurs de la tendresse maternelle chez des animaux point trop éloignés de l’homme, est parfois recueilli par une louve, une ourse, une gazelle et élevé loin de tout voisinage humain comme l’un des siens, puis, comme un faon, un louveteau ou un ourson, sevré et jeté tout seul dans la nature.

Ce n’est pas du roman

Parce que nous avons tous lu le Livre de la jungle ou vu au cinéma L’Enfant sauvage (b), nous croyons que c’est là du roman. Mais non : Kipling s’est inspiré de plusieurs cas authentiques : l’enfant sauvage de Shajhampur (1875), la fille de Jalpaiguri (1892), l’enfant de Sultanpur (1895). Dans son livre écrit en 1963 Lucien Malson (c), professeur de psychologie sociale au Centre national de pédagogie de Beaumont, a pu dresser une liste de cinquante-trois enfants sauvages retenus par l’histoire, les plus récents datant alors de 1960 (Mauritanie) et de 1961 (Iran). Le cas étudié avec le plus de patience et de compétence s’est produit en France même et c’est celui qui a inspiré le film.

L’enfant fut découvert par trois chasseurs fin décembre 1799 dans une forêt près de Lacaune (Tarn). Il était perché tout nu dans un arbre, ne semblait souffrir ni du froid ni de la faim, résista comme un diable quand les trois hommes le capturèrent, s’évada huit jours plus tard, passa encore le premier hiver du XIXe siècle tout nu dans les bois de la région et finit par se faire reprendre à plusieurs dizaines de kilomètres de là à la fin de l’automne.
Transféré à Saint-Affrique, puis à Rodez, enfin à Paris, il y fut pris en main par l’un des plus grands psychiatres et médecins de l’époque, mon compatriote bas-alpin Jean-Marc Itard, alors depuis peu directeur de l’institution des sourds-muets.

Le petit sauvage, à qui l’on donna le nom de Victor, semblait âgé de onze ans et se portait fort bien. Simplement examiné par le célèbre Pinel, maître de Jean Itard, il fut déclaré débile mental profond et irrécupérable. Non seulement il ne savait pas parler, mais il se conduisait en tout comme une bête, rejetant les vêtements, ne se nourrissant que de châtaignes et de glands crus, ne contrôlant pas ses fonctions, satisfaisant ses besoins quand cela le prenait. Toutes les tentatives pour l’éduquer comme on éduque un enfant échouèrent sans donner le moindre commencement de résultat.
Mais Itard, grand lecteur de Condillac (d), était convaincu que la nature humaine n’existe que comme virtualité et que seule la culture la révèle.
Victor devint son souci de tous les instants. Vivant avec lui, lui accordant avec une infinie patience plusieurs heures par jour, il commença par l’étudier, par l’observer. Avec autant de perspicacité que d’amour, il finit par éveiller l’attention du petit sauvage. Jamais il ne réussit à lui enseigner l’usage de la parole. Mais Victor parvint à comprendre ce qu’on lui disait, puis à écrire, accédant enfin ainsi, comme l’avait prévu Itard, à la « nature humaine ».

Aucune lecture au monde peut-être ne suscite chez tout homme désireux de percer son propre mystère une angoisse comparable à celle que donne la lecture des deux rapports d’Itard, confirmés depuis par toutes les études faites sur d’autre enfants sauvages (2) ; privé de son héritage culturel, coupé de son histoire, l’homme ne se distingue en rien d’une bête. Passe qu’il ne parle pas, mais il ne pense pas, ou plus précisément, sa pensée ne se distingue en rien de celle de n’importe quel autre mammifère. Ses démarches psychologiques sont celles, et seulement celles de l’instinct.

Le film fameux La planète des singes (e) (tiré d’un livre qui ne le vaut pas), nous montrait une humanité revenue à la bestialité pure et simple après destruction de sa culture par une guerre atomique. Nous devons savoir que cette horreur est possible, qu’elle ne postule rien de plus que ce que nous savons. Une société née d’enfants sauvages ne serait pas une société humaine. Ce serait une meute.

Nous devons savoir et ne jamais oublier, que ce que nous appelons « nature humaine » n’est pas scellé dans notre code génétique (f). Ce n’est pas un cadeau de Dieu. C’est un dépôt entre nos mains, fragile et destructible, vertigineusement livré à notre liberté. Le petit être qui vient au monde dans la douleur, inter faeces et urinas, comme dit saint Augustin, n’apporte en naissant que la possibilité d’être homme. L’état d’homme est une recette, et cette recette peut être perdue ou détruite.

Les bonnes recettes

Les médecins n’ont pas encore réfléchi à l’énigme des enfants-loups, et en particulier à ce fait incompréhensible entre tous, remarquablement mis en évidence par Itard, que l’enfant-loup ignore la maladie : il ne devient, si l’on peut dire « maladisable », qu’avec l’éveil de son cerveau.

Mais il devrait aussi donner à réfléchir aux philosophes et aux théologiens. Dire qu’il n’y a d’humain dans l’homme que ce que l’histoire y a mis, que nous ne sommes rien d’autre que notre histoire, n’est-ce pas énoncer en une formulation laïque l’idée de péché originel ? Et n’est-ce pas en même temps, par un biais imprévu, ouvrir à notre liberté les plus lointaines responsabilités eschatologiques ?

Car si nous sommes aujourd’hui ce que nous avons fait, nous serons demain ce que présentement nous faisons. Toute joie, toute peine, toute blessure, tout crime, même secrets, retentissent éternellement dans le devenir de l’âme humaine. Nous pouvons nous croire garantis dans le désespoir pakistanais, si lointain. Nous, peut-être. Mais nos enfants, non.

Aimé Michel

(1) Lucien Malson : Les enfants sauvages, coll. 10/18, Paris, 1964. (Ce livre contient les rapports de Jean Itard sur Victor.)
(2) Par Jacques Lecomte : Voici l’homme (Mame, Paris).

*

Notes de Jean-Pierre Rospars, sauf la note (c) qui est de Bertrand Méheust :

(a) Allusion au cyclone qui, le 13 novembre 1970 au matin, balaya la côte très peuplée (900 habitants/km2) du Pakistan oriental (aujourd’hui Bangladesh). Des vents de plus de 190 km/h et des vagues de 5 m provoquèrent 150 000 morts et 100 000 disparus selon le bilan officiel, mais 500 000 victimes selon d’autres estimations. Ce fut sans doute le cyclone le plus meurtrier du siècle.

(b) Film en noir et blanc réalisé par François Truffaut (qui y joue le rôle du Dr Itard), sorti en fin février 1970.

(c) L’utilisation du livre de Lucien Malson dans cette chronique est typique de l’art d’Aimé Michel. Les professeurs de philosophie ont souvent recours à l’ouvrage de Malson et au dossier des enfants-loups pour expliquer à leurs élèves la coupure nature-culture. En général ils l’utilisent dans une perspective constructiviste tout à fait classique. Ici, Aimé Michel métamorphose le thème et lui donne soudain une portée eschatologique. [B.M.]

(d) Dans son ouvrage majeur, Le traité des sensations (1754), Étienne Bonnot de Condillac, psychologue avant la lettre, ami de Diderot et Rousseau, montre que toutes nos connaissances proviennent des sensations. Aucune faculté ou idée n’est innée : un homme n’est que ce qu’il a acquis.

(e) Ce film de Franklin Schaffner (1968), selon le scénario de Michael Wilson et Rod Sterling d’après le roman de Pierre Boulle, se prête à de multiples commentaires et interprétations. Par exemple, le personnage central (joué par Charlton Heston), astronaute en perdition, est mis en demeure de prouver son humanité (ou faut-il dire ici sa « non animalité ») aux maîtres simiens de la planète (admirablement grimés par John Chambers), dans un procès sans espoir qui transpose celui du Christ ou de Jeanne d’Arc.

(f) La remarque est d’importance. L’argument mériterait d’être mieux connu de bon nombre de chercheurs en génétique et de journalistes qui rapportent leurs travaux ! [En effet, comme l’écrit André Pichot, chercheur au CNRS en épistémologie et en histoire des sciences : « L’hérédité est, plus que jamais, avancée comme explication dernière, non seulement en biologie, mais aussi en psychologie, voire en sociologie ». L’auteur s’emploie, avec érudition et clarté, à dissiper cette illusion simpliste notamment dans son Histoire de la notion de gène (Champs, Flammarion, 1999). Nous aurons l’occasion d’y revenir.]


Deux livres à commander :

Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).

À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.

Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).

À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
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