Les confessions de Sœur Emmanuelle (paru dans FC n°3148 du 16 janvier 2009) - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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Les confessions de Sœur Emmanuelle (paru dans FC n°3148 du 16 janvier 2009)

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27 OCTOBRE

La mort de Sœur Emmanuelle… D’abord un événement médiatique, donc formaté par les médias. C’est sans doute pour cela que la défunte avait tenté de prévenir le spectacle qui s’était produit au moment de la disparition de l’abbé Pierre et qui l’avait profondément incommodée. Elle n’en pouvait mais… Comment, célèbre comme elle était, aurait-elle pu échapper à la machine à image et à la starification que la mort facilite à cause de l’étrange climat qu’elle suscite autour de la mémoire des disparus. Mais j’exagère un peu. Il n’y a pas que du négatif dans cette avalanche. Ma petite fille Marion, 3 ans et demi, a tout enregistré et Sœur Emmanuelle fait désormais partie de ses références comme le modèle même de la « religieuse », avec son costume, son voile surtout, qui pour elle est le symbole même d’un style de vie, mis à part, consacré. Et aussi voué aux pauvres. La mère Térésa de Marion c’est sœur Emmanuelle.

Cela me ramène plus de 10 ans en arrière lorsque je réfléchissais, à l’aide de quelques bons médiologues, au risque de phagocytage du christianisme par la société de communication. J’avais en point de mire Jacques Gaillot, mais aussi l’abbé Pierre et sœur Emmanuelle. Il y avait quand même une difficulté avec l’instrumentalisation de ces personnages sur la scène des plateaux télévisés. Pouvait-on innocemment se prêter à tous ces jeux de séduction, à cette course au vedettariat, à cette complaisance, aux chatoiements de ce monde factice. J’osais alors poser ce type de problème sans ménagement, mais Sœur Emmanuelle ne pouvait longtemps rester dupe de tout cela. Elle le confie avec sa belle simplicité dans le livre posthume qu’elle avait préparé sur le mode de confessions un peu augustiniennes (Confessions d’une religieuse, Flammarion). « Chaque nouvelle intervention médiatique m’apportait un surcroît de notoriété, et la notoriété grandissante m’amenait de plus en plus de de­mandes. Et cela m’a plu. J’ai été séduite par cette spirale. J’ai cru un moment à tous ces excès de compliments, ballons gonflés de vanité. Heureusement, la Vierge veillait sur cette pauvre Emmanuelle qui, dans cet activisme, risquait de perdre sa propre identité. Dans la prière, j’ai compris le danger : je voyais bien que tout cela n’était que des appâts trompeurs. »

Suit une très perspicace auto-analyse à propos de ce piège redoutable de la machine médiatique. L’affaire n’est nullement anodine, elle peut perturber profondément une personnalité : « Mais comment ne pas me noyer dans cette écume ? Mon travail était constamment teinté d’une certaine amertume. Je n’arrivais pas à transcender le divertissement avec tout ce qu’il contenait de non-valeur. Je n’arrivais pas à m’en déprendre. Comme dans ma jeunesse, je me sentais à nouveau vaincue. J’étais à nouveau, en dessous. Quelle régression ! L’arrivée au bidonville avait concrétisé tout ce que, toute ma vie, j’avais souhaité : mon rêve se réalisait ! C’était le sommet de ma vie, il n’y avait rien au-dessus de cela. La valeur profonde de mon être était alors en adéquation avec la valeur profonde de l’action. Et voilà que ma vie et mon action étaient en danger de perdre cette valeur trouvée au bidonville. »

Cette confession-là est pour moi capi­tale. Elle devrait retenir tous ceux qui sont tentés d’être sévères avec le phénomène médiatique Sœur Emmanuelle. Non seulement elle n’en est pas dupe, mais l’engrenage dans lequel elle s’est engagée l’a plongée dans une vraie crise intérieure dont elle ne se sortira qu’avec l’aide de son Père spirituel : « D’une part, en me laissant ainsi entraîner, j’en venais à éprouver un sentiment de perte. D’autre part j’en secrétais de l’amertume, méprisant indûment les choses humaines. »

C’est à une véritable réconciliation avec elle-même qu’elle est amenée en se mettant dans l’élan de la miséricorde divine : « Je goûtais mieux le message pour l’humanité délivrée à une reli­gieuse polonaise béatifiée par Jean-Paul II, Sœur Faustine. Plus grande est la misère, plus grand est le droit à ma miséricorde (…) Ainsi en coulant mon regard dans le regard de Dieu sur l’homme, j’ai approfondi l’homme. »

On comprend bien. Les paillettes n’ont pas longtemps grisé Sœur Emmanuelle. Elles l’ont au contraire, déstabilisée personnellement en lui donnant une idée assez méprisable de l’humanité. Il lui aura fallu cette crise pour une conversion décisive et une appréciation réaliste de l’instrument télévisuel. J’ai raconté, en son temps, comment j’avais observé Jacques Gaillot aux prises avec le même engrenage et ses effets délétères. Le moindre d’entre eux n’est pas l’instrumentalisation d’une personnalité chrétienne pour l’ériger en porte-parole d’une opposition à l’autorité ecclésiale. Je pense à quelques confrères qui ont été exaspérés par cet aspect qu’il ne faudrait pas exagérer chez notre Sœur chiffonnière.
Je ne regrette pas d’avoir lu d’un bout à l’autre ses Confessions qu’elle a soigneusement travaillées sur plusieurs décennies puisqu’elle les a commencées lorsqu’elle était encore en Égypte et achevées au mois d’août 2006. Sœur Emmanuelle s’y livre totalement, sans avoir peur d’évoquer ses défauts, ses crises intérieures, et même ses fautes. Mais nous sommes bien sous le registre de saint Augustin, pas celui de Jean-Jacques. Elle se raconte sous le regard de Dieu, et, en final, c’est devant lui seul qu’elle se confie et se rassemble. Cela fait qu’un tel livre est indispensable et dominera toutes les biographies possibles. Pour certaines d’entre elles, elle était d’ailleurs très critique.

Ces Confessions permettent d’abolir le phénomène médiatique, non seulement parce qu’elle-même est impitoyable à son égard, mais parce qu’elle livre l’histoire d’une vocation, c’est-à-dire d’un appel, qui, dès qu’il est entendu et ratifié, n’est plus jamais remis en cause. Alors on peut remiser tous les clichés de la bonne sœur progressiste ou de la malicieuse cabotine. Pour comprendre sérieusement ce qu’est un engagement religieux pour une vie entière, eut-elle 100 ans d’âge. Certains propos vous ont déplu, certaines images indisposé ? Et bien, lisez ce livre et vous serez édifié ! J’ajoute que tout ce que j’ai pu regarder sur Kto ces jours-ci était de la meilleure qualité, assez proche souvent de l’esprit des Confessions. Et même sur l’ensemble des médias, il faut dire qu’en général ça n’a pas été si mal. Oui, cette femme était d’abord une religieuse. Et elle l’a été en toutes circonstances, fidèle à l’eucharistie, à la prière et aussi… à sa congrégation Notre-Dame de Sion. J’ai apprécié la postface de Philippe Asso qui travailla avec elle à ce livre, et le parallèle suggestif qu’il fait avec l’itinéraire de Thérèse d’Avila : « Elles sont toutes deux marquées par une relation très forte à la personne de Jésus Christ, dont elles se proclament l’amie, l’épouse, l’aimée. L’une comme l’autre ont relativisé la prière – affirmée cependant comme essentielle- au profit de l’amour comme acte concret et relation au prochain. » Certes, Emmanuelle ne bénéficiait pas des grâces mystiques exceptionnelles de la grande Thérèse. Mais, comme elle, elle eut le génie de l’amour, celui qui lui fit épouser la plus extrême pauvreté, pour découvrir sans cesse auprès des plus pauvres la présence de Jésus.

Voilà. Les Confessions m’ont convain­cu. Ce n’était pas écrit d’avance car j’avoue que j’avais quelques réticences précisément à cause du phénomène médiatique qui s’interposait et la difficulté de la retrouver au-delà de la rhétorique trop facile de la bien-pensance actuelle. C’est sans doute une des raisons qui l’ont amenée à prendre un soin particulier pour cet ultime témoignage, confié à une éditrice aussi exigeante que Sophie Berlin.
Je dois à la vérité, cependant, de formuler un désaccord sur un point précis. Le père Phillippe Asso rappelle, en effet, que Sœur Emmanuelle « a voulu que ses associations soient non confession­nelles. Femme de notre temps, elle avait tout à fait intégré la légitime séparation des domaines séculier et religieux propre à l’Occident moderne. » Il y a une sérieuse discussion à mener sur ce sujet. Plusieurs fois, j’ai entendu le cardinal Lustiger faire toutes réserves sur cette façon de vouloir retirer à d’église les moyens et bientôt l’initiative de ses œuvres caritatives. Chacun sait que c’est toujours des chrétiens, des familles chrétiennes que provient le plus de générosité à l’égard de toutes les initiatives de caractère humanitaire.

Faut-il prendre son parti que cette manne financière soit désormais absorbée par des entreprises laïques, des ONG sans références confessionnelles ? Les abbés Pierre et sœur Emmanuelle disparus leur fondation sont-elles vouées à perdre graduellement la marque évangélique de leur créateur, pour se fondre dans l’anonymat séculier, indifférencié ? Il y a là une ambiguïté que n’effacent pas pour moi les distinguos de Philippe Asso et la conclusion « humaniste » de sa postface. Que la chiffonnière du Caire ait voulu venir en aide à tout homme quel qu’il soit, rien de plus « chrétien ». Quelle veuille s’adresser à tout homme en faisant résonner les harmoniques les plus profondes de son humanité, rien de plus accordé à l’universalisme d’un Christ qui « par son incarnation est venu, en quelque sorte, s’unir à tout homme » (Vatican II). Mais l’universel chrétien n’est pas anonyme, il s’incarne dans un visage comme la révélation biblique se référe à un Dieu qui révèle son nom. Certes, ce visage et ce nom requièrent notre libre reconnaissance, ils sont supérieurs à toute transmission patrimoniale. Mais il y a tout de même, selon le juste mot de Bossuet, une Église légitimement instituée pour offrir « Jésus transmis et communiqué ». Et cela passe par une institution et des moyens très concrets d’identification. Je ne suis nullement disposé – c’est un euphé­misme- à admettre la disparition du caritatif au profit des ONG. Ce disant, n’est ce pas le témoignage le plus authentique de Sœur Emmanuelle que je défends ?