8 JANVIER (suite)
Danielle Sallenave, dans sa présentation du livre (Anne ou quand prime le surnaturel) rappelle que Beauvoir se confesse dans ces récits où on retrouve la thématique des Mémoires d’une jeune fille rangée. Du coup, je retombe dans ma perplexité face au rejet du christianisme de l’intéressée. Les motifs énoncés de son « retournement », de sa contre-métanoïa me paraissent d’une inconsistance suprême : « Je plongeais mes mains dans la fraîcheur des lauriers-cerises, j’écoutais le glouglou de l’eau, et je compris que rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres ; « Je ne crois plus en Dieu », me dis-je, sans grand étonnement. C’était une évidence […] J’avais toujours pensé qu’au prix de l’éternité, le monde comptait pour rien ; il comptait, puisque je l’aimais, et c’était Dieu soudain qui ne faisait plus le poids : il fallait que son nom ne recouvrît qu’un mirage. » Je trouve cela très adolescent, comme d’ailleurs toute la thématique de l’existentialisme, sa morale irresponsable, ses engagements politiques souvent indéfendables, soutenus par la fascination du totalitaire. Un comble pour des libertaires !
Objection : Danielle Sallenave rappelle que Simone est allée très loin dans ses élans qui appelaient apparitions et extases. Elle transpose ici conversations et confessions avec des prêtres qui donnent un écho direct de ce qu’elle aurait connu dans son milieu catholique. Et la préfacière de rappeler que, dans Le Deuxième sexe, l’auteur « dessine des grandes mystiques un portrait extrêmement aigu, auquel Jacques Lacan rendra hommage. » Je serai le dernier à sous-estimer la culture chrétienne du célèbre psychanalyste. Il en a tiré des rapprochements intéressants, des analyses surprenantes. Mais si je suis prêt à lui accorder ma confiance pour débusquer les déviances mystiques, je fais toute réserve quant à l’approche de la vraie mystique et de ses plus éminents représentants, ceux chez qui Bergson relevait un bon sens supérieur. Et puis, il suffit d’avoir un peu pratiqué une Thérèse d’Avila pour savoir ce qui distingue la vraie mystique de la fausse, et à quel point elle était habile à relever chez ses filles les illusions psychologiques qui dévoient la vie spirituelle. Pas un instant, la grande Thérèse n’aurait pris au sérieux les émois de la jeune Simone, ni d’ailleurs son déni ultérieur d’un Dieu qui, pour le coup, ressemble trop au sublime bourgeois dont l’intéressée voulait se libérer. Curieux paradoxe : Beauvoir demeure étroitement prisonnière dans son exécration de ce qu’elle exècre. Son déni est aussi capricieux que sa religion d’ado. Mais ce qui me terrifie dans l’affaire, ce sont les conséquences de ce prétendu retournement, cet athéisme conséquent érigé en seule conduite de vie. C’est Sartre qui formulera pour elle, en termes philosophiques, le sens de sa révolte initiale. Elle s’accrochera jusqu’au bout, et jusqu’à la rage, lorsqu’elle verra Sartre renier son propre système en se ralliant, sous l’influence de Benny Lévy, à une pensée très proche d’Emmanuel Lévinas. Ah oui, vraiment, elle se trouvait flouée !
12 JANVIER
Surprise des livres. Je n’oserais dire « divine surprise », car si le divin est ici en cause, il est approché parfois maladroitement, parfois raté. Je veux parler du petit essai de Yann Moix sur Édith Stein. Pour une surprise, c’est une surprise, car si on attendait quelqu’un sur ce terrain, ce n’est sûrement pas ce jeune écrivain sulfureux, et cinéaste à succès, dont les préoccupations connues avaient peu à voir avec la mystique et le Carmel. J’avais entendu le romancier sur des plateaux de télévision s’expliquer, plutôt mal à l’aise, sur le sujet. J’avais été intrigué, mais je craignais fort que la lecture de ce petit brûlot ne m’irrite sérieusement. Eh bien je l’ai lu, poussé par un ami qui voulait que j’en fasse un compte-rendu dans son émission littéraire. Cela ne m’a pas pris beaucoup de temps. Et je puis dire que je suis passé par plusieurs états émotifs : de l’intérêt à l’exaspération, de la moue dubitative au satisfecit évident pour certaines pages bien tournées et suggestives. Au total, j’ai été touché que Yann Moix ait été touché par Édith Stein et qu’il ne l’ait pas été pour de mauvaises raisons, c’est-à-dire des raisons adjacentes qui n’auraient pas concerné l’essentiel.
Yann Moix, passionné par son sujet, a voulu s’informer le plus possible, et même au-delà du dossier Édith Stein. Il n’a pas manqué de voir que Simone Weil était une contemporaine capitale. D’où cet ex-cursus qui fait passer par Saint-Marcel d’Ardèche pour un face-à-face de l’auteur de L’Enracinement avec Gustave Thibon. J’y vois un signe qui ne trompe pas. En dressant son regard vers les chercheurs d’absolu qui – dans le cas – sont des chercheuses, Moix veut tout savoir. Pour comprendre la vocation d’une sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix, il lui a fallu s’intéresser aux deux autres Thérèse, la grande d’Avila, et la petite de Lisieux. De cette dernière, il ose dire qu’elle est une de ses saintes préférées. Si bien qu’on a naturellement envie de reprendre ses formules pour qualifier son propre état d’esprit. Pour Yann Moix « ce n’est pas encore la Grâce, pas encore non plus des moments de Grâce, mais ce sont des prémisses de Grâce, des bandes-annonce, des extraits de Grâce destinés à donner à Yann l’envie d’essayer la Grâce… »
Tout n’est pas également réussi dans cette Mort et vie d’Édith Stein (Grasset), il y a même des ratés, des incongruités, des faux-sens et des contre-sens. Mais il y a d’authentiques réussites, des moments de vérité. Je suis par exemple d’accord avec une affirmation comme celle-ci : « Édith Stein, en devenant chrétienne va enfin pouvoir : aimer Israël. » On a reproché à Yann Moix son utilisation intempestive des deux points. C’est un péché véniel à rapprocher de l’amour de Louis-Ferdinand Céline et de Sollers pour les points de suspension. Mais on en perçoit ici le sens et la force : imposer la conclusion de la phrase, mettre en évidence le plus important.
Je pense à d’autres belles pages : la première messe d’Édith, son entrée au carmel, la vie dans ce même carmel. Parmi nos désaccords sérieux, ce qu’il dit de Paul et du judaïsme. Où a-t-il pris que l’apôtre aurait rejeté l’élection des juifs parce qu’ils n’en étaient pas dignes et que d’autres l’étaient plus qu’eux ? Relisez au plus vite l’épître aux Romains cher ami ! C’est un désaccord, il y en a quelques autres mais qui ne sauraient affaiblir un accord profond plus général. Il y a quelques impropriétés de langage ici ou là, mais il y encore plus d’heureuses trouvailles. Le talent multiple et effervescent de Yann Moix sait jouer sur une variété impressionnante de registres. Un certain style oratoire, à de bons moments, m’a fait penser au rythme et aux répétitions de la prose de Péguy, même si, que l’on se rassure, cet essai n’atteint pas l’ampleur du Mystère de la Charité… Une question pour finir. Que fera le dépositaire d’un tel trésor ? Serait-ce un simple moment de sa vie ou de son œuvre ? Ou aura-t-il des prolongements ? On ne peut rester indemne d’une telle rencontre.
16 JANVIER
La politique pourrait donner le tournis, avec l’évolution cahotique des courbes de popularité qui précipitent un président, apparemment bien élu et auréolé des prestiges du vainqueur, jusque dans les abysses de l’impopularité la plus noire. C’est le lot des démocraties sondagières et on ne voit pas quel pays pourrait échapper aux caprices de l’opinion « Reine du monde », ainsi que le rappelle Jacques Julliard dans un essai très enlevé (La Reine du monde : Essai sur la démocratie d’opinion, Flammarion). On a beau célébrer la nouvelle merveille, baptisée « démocratie participative », celle-ci pose de multiples problèmes. Est-elle vraiment éducable, ainsi que le souhaite Julliard ? Avant d’esquisser un semblant de réponse, il vaut mieux établir un diagnostic approfondi de la perturbation qui s’est opérée aussi bien dans l’État que dans la société. De ce point de vue, l’excellent sociologue qu’est Jean-Pierre Le Goff complète heureusement le politologue dans un essai intitulé La France morcelée (Folio-actuel).
Le Goff insiste sur les étranges rapports qui se sont créés, durant la dernière campagne présidentielle, entre les politiques et le public dans un climat qu’il définit comme compassionnel, où il fut question comme jamais d’amour. Les candidats se montrant au plus proche des souffrances des citoyens les plus modestes. Les deux champions de la captation de l’affectif furent justement les deux finalistes, Nicolas et Ségolène, qui n’ont jamais cessé de se déborder mutuellement en fait d’effusion sentimentale. Nous sommes très loin du général de Gaulle et de la haute idée qu’il avait de l’État. Je songe aussi à Pierre Legendre et à son insistance sur la transcendance de ce même État, comme garant des liens sociaux, de leur construction et de leur pérennité.
Il est vrai, comme le dit encore Jean-Pierre Le Goff, que nos deux candidats ajoutaient à la fragilité, qu’ils avouaient pour mieux persuader de leur proximité, une détermination volontariste qui attestait un vrai parcours de réussite. La performance sans faille est le complément nécessaire de la sentimentalité individualiste. Nicolas Sarkozy entend affirmer « une volonté humaine contre la fatalité », tandis que, pour Ségolène Royal, « la volonté politique déplace les montagnes ». Voilà qui fait contraste avec le pessimisme qui régnait ces dernières années quant à la capacité du politique à modifier profondément une réalité massivement économique à l’échelle de la mondialisation.
Mais pour nos virtuoses de la séduction médiatique et de la proximité compassionnelle, la roche Tarpéienne est toujours proche du Capitole. Car les désaveux de l’opinion-reine sont aussi prompts que ses engouements, et il y a toujours le risque d’éblouir au prix du contenu précis des propositions. Mais la campagne présidentielle est déjà lointaine, avec le temps haché de la communication ultra-moderne. Quasiment personne, en dehors de Jean-Pierre Le Goff, n’est capable de revenir avec précision sur ses péripéties et surtout sur son originalité par rapport aux campagnes passées. Et pourtant ce qui s’est déroulé depuis est en rapport étroit avec les ressorts utilisés par les candidats : « Fuite en avant et érosion des institutions », note notre sociologue, qui rejoint ainsi ce qu’on observe de la surexposition personnelle, privée, du Président et de la désacralisation de l’État au sens de Max Weber, qui en résulte.
Je ne veux pas en tirer de conclusion définitive quant à l’avenir du quinquennat. Mais il y a de quoi réfléchir, avec la distance indispensable, au danger de l’effacement de la dimension symbolique de nos institutions.