La Commission Mixte internationale de dialogue théologique entre l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe a tenu à Ravenne, du 8 au 15 octobre dernier, sa dixième session plénière. Elle a poursuivi ses travaux, commencés à Belgrade en 2006 sur Les conséquences ecclésiologiques et canoniques de la nature sacramentelle de l’Église. Un document portant ce titre est rendu public ces jours-ci. Il sera sans doute cité souvent sous le nom de Document de Ravenne. Il fait suite aux documents de Munich (1982), Bari (1987), Valamo (1988) Balamand (1993).
Pour saisir la portée du Document de Ravenne, il est nécessaire de rappeler le but du dialogue entre catholiques et orthodoxes, sa méthode et ses premiers fruits. En 1980, un plan avait été établi pour la mise en route de ce dialogue. Il spécifie : « Le but du dialogue entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe est le rétablissement de la pleine communion entre ces deux Églises. » Pour la méthode, il était indiqué : « Le dialogue doit partir des éléments qui unissent les Églises orthodoxe et catholique romaine. Cela ne signifie nullement qu’il est désirable ou même possible d’éviter les problèmes qui divisent encore les deux Églises. Cela signifie seulement que l’amorce du dialogue doit se faire dans un esprit positif et que cet esprit doit prévaloir dans le traitement des problèmes qui se sont accumulés lors d’une séparation de plusieurs siècles. » On jugea alors que l’étude des sacrements était propice pour commencer positivement le dialogue. À l’issue de la session de Munich, les membres de la Commission exprimèrent ensemble leur foi dans un document : Le mystère de l’Église et de l’Eucharistie à la lumière du mystère de la Sainte Trinité. Poursuivant leurs travaux, ils purent publier le document de Bari sur Foi, Sacrements et Unité de l’Église, puis celui de Valamo sur Le sacrement de l’Ordre dans la structure sacramentelle de l’Église – en particulier l’importance de la succession apostolique pour la sanctification et l’unité du peuple de Dieu. Modifiant son programme initial, la Commission a abordé, à Balamand la question de L’uniatisme, méthode d’union du passé, et la recherche actuelle de la pleine communion.
La progression normale du dialogue a repris en 2006. Sur la base des affirmations communes qu’ont permises ses précédents travaux, la Commission s’est demandée comment la nature sacramentelle de l’Église se manifeste. Au terme de deux sessions plénières, elle peut aujourd’hui publier le Document de Ravenne : Conséquences ecclésiologiques et canoniques de la nature sacramentelle de l’Église.
Ce Document aborde, dans une première partie, les fondements de la dimension conciliaire (ou synodale) et de l’autorité dans l’Église. Dans sa deuxième partie, il présente la triple actualisation de cette dimension conciliaire et de cette autorité : au niveau local, régional et universel.
La dimension conciliaire manifeste d’abord que chaque membre de l’Église exerce une forme d’autorité dans le Corps du Christ. Dans ce sens, tous les fidèles (pas seulement les évêques) sont responsables de la foi professée à leur baptême. (N°7). En ce qui concerne l’autorité, on peut lire : Dans l’Église, l’autorité appartient à Jésus-Christ lui-même, unique Chef de l’Église… L’autorité liée à la grâce reçue dans l’ordination n’est pas le bien privé de ceux qui la reçoivent, ni quelque chose qui leur est délégué par la communauté ; au contraire, c’est un don de l’Esprit Saint destiné au service de la communauté et qui ne s’exerce jamais en dehors d’elle. Son exercice comprend la participation de toute la communauté, l’évêque étant dans l’Église et l’Église dans l’évêque (cf. saint Cyprien, Ep. 66, 8).
Le contenu des termes conciliarité (synodalité) et autorité étant complexe, le Document de Ravenne en donne des éléments essentiels. Il répond alors à ces questions : comment les éléments institutionnels de l’Église manifestent-ils et servent-ils visiblement le mystère de la communion ecclésiale ? Comment les structures canoniques des Églises expriment-elles la vie sacramentelle de celle-ci ? Un premier regard est alors porté sur l’Église locale réunie par l’Eucharistie présidée directement par son évêque ou à travers ses prêtres. La collaboration des prêtres et des diacres, la participation active des laïcs, la tenue de synodes et d’autres structures de collaboration (par exemple, chez les catholiques, le conseil presbytéral, le conseil diocésain de pastorale, etc.) manifestent la dimension synodale de l’Église locale. Toutefois, la dimension synodale implique également tous les membres de la communauté dans l’obéissance à l’évêque qui est le « protos » et le chef (képhalè, la tête) de l’Eglise locale. (N°20) « Protos », en grec, veut dire premier. Il ne s’agit pas ici d’une question de protocole, mais d’une autorité s’exerçant par celui qui, par la grâce de l’ordination, a été institué pour tenir la place du Christ, Tête de son peuple, et participer ainsi à son autorité s’exerçant dans la forme du service.
La communion ecclésiale ne se manifeste pas seulement au niveau du diocèse. La catholicité de l’Église requiert que se manifeste aussi la communion des autres Églises locales (diocèses) entre elles au niveau régional. Au cours des siècles, une telle communion a été exprimée par plusieurs pratiques souvent codifiées. Dans l’Église catholique, on peut citer actuellement les Conférences épiscopales ou les assemblées provinciales d’évêques. Mais la communion se manifeste aussi au niveau régional par des synodes ou des conciles provinciaux ou nationaux et par l’exercice de l’autorité de celui qui, à ce niveau régional, est reconnu « le premier » parmi les évêques (métropolite, archevêque métropolitain, primat, etc.). La référence la plus fréquente à cette réalité est le canon apostolique 34 cité intégralement dans le document de Ravenne. Ce canon demande que les évêques d’une région ne fassent rien sans le consentement de celui qu’ils reconnaissent comme « le premier » d’entre eux, mais que lui-même ne fasse rien sans le consentement de tous. Ceci va s’appliquer aussi au niveau universel : la communion doit s’y exprimer par les conciles œcuméniques et par la communion entre tous les évêques et en particulier entre les patriarches et avec « le premier » d’entre eux qui est l’évêque de Rome. C’est ce que reconnaissent ensemble les membres de la Commission. Ils sont donc convaincus que leur accord sur Communion ecclésiale, conciliarité et autorité représente une avancée positive et significative de leur dialogue et qu’il fournit une base solide pour les futures discussions sur la question de la primauté au niveau universel de l’Église. (N°46) Le thème de leur prochaine session sera donc : « Le rôle de l’évêque de Rome dans la communion de l’Église au premier millénaire. » Le Cardinal Ratzinger, alors qu’il était professeur de théologie puis lorsqu’il était Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, a affirmé que pour rétablir la pleine communion avec l’Église orthodoxe, nous ne devrions pas exiger d’elle plus que ce qui a été vécu pendant le premier millénaire(1). Dans son encyclique Ut unum sint, le pape Jean-Paul II a invité à deux reprises (N°55 et 61) à s’inspirer de l’expérience du premier millénaire pour rétablir la pleine communion entre l’Orient et l’Occident. On mesure donc l’importance des futurs travaux de la Commission.
Le Document de Ravenne est un document d’accord entre des théologiens dûment mandatés par les deux Églises. Il n’est pas un document officiel d’accord théologique ratifié par les deux Églises mais, dès maintenant, il peut aider tous les catholiques et tous les orthodoxes à mieux vivre la communion ecclésiale. Nous, catholiques, nous pouvons le lire pour vérifier comment notre pratique de la synodalité et de l’autorité nous permet d’exprimer la nature sacramentelle de l’Église et de vivre son mystère de communion dans le diocèse, la Province ecclésiastique, etc. L’articulation entre autorité au niveau universel et synodalité concerne le ministère du Pape, mais aussi les relations entre ses proches collaborateurs (Curie, nonciatures) et les diocèses et Conférences épiscopales. Laïcs, diacres, prêtres et évêques doivent s’interroger tout autant, car on peut repérer dans notre Eglise en France des courants qui, soutenus par des mouvements divers et des revues, entretiennent le complexe anti-romain et critiquent systématiquement ou refusent ce qui vient de Rome. Des courants contraires, eux aussi soutenus par des mouvements et revues, « court-circuitent » la synodalité locale ou régionale et l’autorité de l’évêque ou de la Conférence épiscopale, en se référant toujours de préférence directement à Rome. Ces divers courants créent ainsi des déséquilibres dans la pratique des moyens que donne l’Esprit pour vivre la communion ecclésiale.
Dans Ut unum sint, le pape Jean-Paul II disait qu’il priait l’Esprit Saint d’éclairer les pasteurs et théologiens des Églises, afin que nous puissions chercher évidemment ensemble les formes dans lesquelles le ministère de l’évêque de Rome pourra réaliser un service d’amour reconnu à nouveau par les uns et par les autres (N°95). Le Document de Ravenne apporte une contribution importante à cette recherche.
Gérard DAUCOURT*
(1) Voir Primauté et épiscopat, in « Le nouveau peuple de Dieu » (Aubier, 1971) p. 68.
* Mgr Daucourt est membre de la Commission Mixte Internationale de dialogue entre l’Église catholique et les Églises orthodoxes