16 SEPTEMBRE
Slavoj Zizek
Toujours la philosophie politique… et le libéralisme, dont décidément c’est la fête ! Je parle d’un certain nombre d’essayistes qui se lancent, à leurs risques et périls, à l’assaut de la citadelle paradoxale que constitue ce qu’on appelle, la société ouverte. Celle qui s’identifie au processus de globalisation, à l’expansion économique et à un modèle de démocratie multiculturel, tolérante et « droitsdel’hommiste ». Parmi ces audacieux, il faut compter un philosophe slovène, psychanalyste, dont j’avais entendu parler, mais que j’avais esquivés jusqu’ici, du fait de l’indispensable censure de la vie intellectuelle. On ne peut tout lire, il faut faire des choix, quitte à se tromper parfois et à délaisser des auteurs estimables. Mais Slavoj Zizek s’est imposé à moi par l’appel mystérieux et impératif de ses thématiques et aussi par l’insistance de la maison Flammarion qui l’accueille généreusement dans sa collection de poche Champs : « Que veut l’Europe ? », « Bienvenue dans le désert du réel », « Le sujet qui fâche ». J’ajoute, chez Climats, ce titre qui n’aurait pas déplu à Léon Bloy : « Plaidoyer en faveur de l’Intolérance ».
Zizek n’est pas un auteur immédiatement limpide. Il faut prendre du temps pour entrer dans sa manière, ses circonvolutions, son humour particulier. Ce n’est pas en pure perte. Bien au contraire. Il y a chez lui une tentative incessante pour nous ramener à la conscience de tout ce qui se dissimule, qu’il est incongru d’évoquer. Comme Jean-Claude Michéa, il s’en prend au fond à l’indifférentisme éthique, au refus de trancher sur les questions les plus graves et les plus diviseuses. Autant dire que l’homme est insupportable et qu’il risquerait de compter au nombre des néo-réactionnaires si, par ailleurs, il n’était clairement « de gauche » politiquement. Mais une gauche curieuse, qui ressemble de moins en moins à ce qui se dit aujourd’hui de gauche et se retrouve si bien dans l’idéologie multiculturaliste, tolérante et post-politique dénoncée par Zizek.
Pour donner une idée de la charge subversive de son propos, je signalerai simplement la préface d’un de ses essais où il s’en prend, l’iconoclaste, à l’hymne européen, cet Hymne à la joie que certains ont pleuré, si j’ose dire, parce qu’il n’est plus mentionné dans la nouvelle mouture du traité européen. « Il s’agit, dit Zizek d’un « vrai signifiant vide », qui peut servir à n’importe quoi, puisqu’après avoir été exalté par Romain Rolland comme ode humaniste (« une Marseillaise de la fraternité »), le dernier mouvement de la neuvième symphonie de Beethoven fut le clou du spectacle des Reichmusiktage du IIIe Reich et qu’il fut joué pour l’anniversaire du Führer. Par la suite, il fut successivement adopté par l’équipe olympique commune des deux Allemagnes, devint l’hymne officiel du régime d’apartheid de Ian Smith en Rhodésie… » « Il n’est donc pas difficile d’imaginer un spectacle de fiction auquel assisteraient tous ceux qui sont des ennemis jurés, de Hitler à Staline, de Bush à Saddam, oubliant leurs oppositions pour participer à un moment magique de fraternité extatique… »
On dira que c’est se moquer bien facilement, et que les braves gens qui révèrent l’Hymne à la joie ne nourrissent que des sentiments de paix et de fraternité européenne. Mais Zizek poursuit plus loin son analyse en signalant une particularité de ce morceau ultra-célèbre. A la mesure 331, le ton change et, au lieu de la progression solennelle de l’hymne, le thème de la joie est repris dans le style de la Marcia Turka (la Marche Turque), une musique militaire pour instruments à vent et percussions que les armées européennes avaient emprunté aux janissaires turcs… Incroyable retour du refoulé qui agite présentement la conscience européenne : « et si nous avions trop domestiqué l’Hymne à la joie, si nous nous étions trop habitués à le considérer comme un symbole de joyeuse fraternité ? Et s’il était nécessaire de s’y affronter à nouveaux frais ? » Ou encore : « L’Europe survivra-t-elle à la Marche turque ? Et si, comme dans le final de la Neuvième de Beethoven, le vrai problème n’était pas la Turquie mais la mélodie elle-même, la chanson de l’Union européenne, telle qu’elle nous est jouée par l’élite pragmatique, technocratique et post-politique bruxelloise ? C’est d’une mélodie totalement neuve, d’une nouvelle définition de l’Europe dont nous avons besoin. »
Sur tout cela, je me retrouve avec Zizek. J’ai trop souvent l’impression que cette Europe est un « signifiant vide », tellement elle veut échapper à sa propre histoire. Il m’arrive de penser que pour certains « Européens » le projet Europe est une façon de se projeter dans un futur vierge de toute compromission avec le passé. Cette innocence du devenir est une illusion dont le réel se charge de démasquer la fausseté. La Marche turque parasite l’hymne en apesanteur de la Joie, avec le contraste des héritages, la brusque réapparition des conflits d’hier. Comme si on pouvait durablement oublier le siège de Vienne ou la bataille de Lépante ! L’amnésie est la pire des solutions, car, n’empêchant pas le retour du même, elle rend beaucoup moins libre que la conscience des déterminismes historiques qui permet de les surmonter ou de les organiser autrement. Sans compter qu’à vider toute l’eau du bain, c’est héritage qui est indistinctement rejeté.
« Les trames historiques que nous ne sommes pas prêts à affronter, dont nous ne sommes pas capables de nous souvenir, continuent à nous hanter avec d’autant plus de force. Il faut donc accepter ce paradoxe : le véritable oubli d’un événement passe d’abord par sa remémoration. Pour comprendre à sa juste mesure ce paradoxe, gardons à l’esprit que le contraire de l’existence n’est pas la non-existence, mais bien l’insistance : ce qui n’existe pas continue d’insister, traversant l’existence… »
18 SEPTEMBRE
L’intérêt que j’éprouve pour les essais de Zizek n’implique pas totale approbation de ses analyses et jugements. Il exonère, par exemple, un peu vite Lénine de ses crimes, en voulant que, contrairement à Staline, sa violence soit libératrice et ses excès la rançon inévitable de l’action révolutionnaire. Ainsi interprète-t-il les scènes d’Eisenstein (Le Sac du Palais d’Été à St-Pétersbourg) comme exprimant « l’exubérance orgiaque de la violence révolutionnaire ». « Le désir pieux qui voudrait éliminer cet excès de la révolution aboutit tout simplement au désir de la révolution sans la révolution. » Ainsi peut-on excuser les crimes commis lors de la prise de la Bastille comme la rançon inévitable du grand basculement révolutionnaire. Il est vrai qu’arrive un moment où cette violence franchit un degré tel que l’excès ne vient plus de « la dépense mais de la norme ». Avec les massacres de Septembre, le basculement dans la Terreur trouve son passage au-delà de la limite. Mais ce passage n’est-il pas franchi avec Lénine et son culte de la violence accoucheuse de l’Histoire ?
Mon désaccord « historique » ne m’empêche pas de reconnaître ce qu’il y a d’avéré d’une théorie élaborée grâce à Freud, Lacan ou Walter Benjianin quant aux règles obscènes (non écrites) de l’Histoire. Comment n’y pas discerner les traces maudites du péché originel dont je m’étonnerai toujours qu’on prétende douter tant elles entachent toutes les phases de l’Histoire. D’ailleurs, le fantasme d’une Europe délivrée de son Histoire se rapporte aussi au fantasme d’une libération de ce péché originel et des règles obscènes qu’il détermine.
Mais cela autorise-t-il Zizek à délirer sur les règles obscènes de l’Église catholique, en fantasmant littéralement sur l’Opus Dei, dont la règle suprême consisterait en « une obéissance inconditionnelle à la volonté papale et un dévouement aveugle à l’Église dont, par ailleurs, toutes les autres règles peuvent être (potentiellement) transgressées ». Voilà les membres de l’Opus dans la position perverse qui fait d’eux « des instruments directs de la volonté du grand Autre ». Notre penseur aurait-il donc marché dans les montages insensés du Da Vinci Code ? La prétention justifiée à démasquer la part maudite n’autorise pas les fantasmagories historiques, surtout lorsqu’elles portent atteinte au respect auquel ont droit les membres réels de l’Opus Dei.
L’autre obscénité relevée à propos de l’Église serait encore plus glauque puisqu’il s’agit de la pédophilie prétendument répandue en milieu ecclésiastique. Il faut préciser que l’intéressé se montre beaucoup plus astucieux que les interprètes habituels du phénomène, trop heureux de mettre en accusation le célibat ecclésiastique : « Non la pédophilie est engendrée par l’institution catholique de la prêtrise, elle est « sa transgression inhérente », son supplément obscène et secret. » Je tremblerais presque à reproduire pareille assertion et, si je me risque à y réfléchir, c’est pour échapper à l’accusation « belle âme » qui refuse de voir l’horreur en face.
C’est vrai que l’Église assume un défi redoutable, celui de la sainteté. Bien autre chose qu’une pure héroïcité humaine. Le saint est le pauvre qui s’est vidé de toute prétention, celle de forceur du destin, pour se remettre à la gratuité divine. C’est toute la question du pélagianisme, une des plus sensibles dans le développement doctrinal et spirituel du christianisme. Nous ne sommes donc pas dans le « même ordre », celui du projet politique, éventuellement révolutionnaire. C’est pourquoi le regard porté sur la part maudite est différent. Elle n’est pas conçue comme le malheureusement nécessaire prix à payer pour un but supérieur. Elle n’est donc pas « justifiable ». Elle appartient à la défaillance dont seule la rédemption peut payer le prix. C’est pourquoi il n’est pas plus possible d’ignorer des actes horribles que d’en prendre son parti comme redevables à l’inexorable.
Ce que la pensée chrétienne a de commun avec celle de Slavoj Zizek se rapporte au refus de ne pas voir, de mentir. Mais à partir de là, il y a radical désaccord. La dramatique divine s’emparant de la dramatique humaine fondée sur l’économie de la Grâce, tandis que le pélagianisme politico-révolutionnaire ne comprend que les rapports de force.
21 SEPTEMBRE
Le tombeau de saint Thomas
Séjour toulousain suffisamment long pour voir les amis et m’attarder un peu. Toulouse est peut-être la ville française qui connaît le plus grand taux d’expansion démographique lié à son dynamisme économique. Une nombreuse jeunesse dans les rues manifeste sa vitalité universitaire. J’ai quelques souvenirs un peu fugitifs de la Ville rose où je suis venu à des occasions très diverses. Mais on ne connaît une cité que si a on le loisir de la parcourir à pied pendant des heures. Je puis m’offrir ce luxe pendant ces quelque trois jours. Je n’avais jamais pu franchir le seuil de l’église des Jacobins où se trouve la châsse de saint Thomas d’Aquin. Cette fois, les portes sont enfin ouvertes et je puis admirer cet extraordinaire volume aux proportions parfaites. C’est un moment de bonheur partagé avec ma fille étudiante ici cette année et à qui je suis heureux de communiquer ma passion du patrimoine architectural, d’abord religieux. Une porte nous sépare du cloître d’une rare élégance. Avec sa salle capitulaire où on a installé un piano pour un récital dont nous écoutons les préparatifs.
Je ne dirai pas que j’ai moins apprécié Saint-Sernin un peu plus tard, parce que c’est un autre style, plus ancien, somptueux aussi. Mais je reste sur l’impression aérienne des Jacobins et de son dépouillement. Il n’y a pas de chaises dans l’édifice et rien ne vient faire obstacle au regard qui s’élance vers la voûte et s’y trouve aidé par les piliers centraux (dont le célèbre Palmier souvent reproduit en photo) qui semblent étrangers à la pesanteur. Je ne me souvenais plus que Saint-Sernin était surchargé, du moins dans la partie du chœur, par tant de mobilier et de reliques. La visite des cryptes n’en est pas moins suggestive, avec ses fondations rapportées aux douze apôtres et à tous les saints qui christianisèrent ce pays. Nous sommes dans un haut-lieu de chrétienté où l’on pourrait être submergé par la présence obsédante du passé, si l’on ne percevait qu’il féconde toujours notre temps.
J’en veux pour preuve les rencontres que j’ai faites avec les Dominicains et les Carmes. Saint Thomas n’a pas ici que ses reliques, il a des disciples. Le Père Bonino, qui dirige la Revue thomiste, fait partie de la Commission théologique internationale chargée d’assister la Congrégation pour la doctrine de la Foi sur des sujets sensibles. Celui sur lequel elle travaille actuellement est crucial pas seulement pour la pensée chrétienne, puisqu’il s’agit de la notion de morale naturelle. On ne se débarrasse pas si facilement de la nature, fût-ce dans une perspective personnaliste et alors que l’accusation de naturalisme suffit à plomber une réputation. Mais ce mot-là aussi est susceptible de variations et d’interprétations contradictoires. Avec le père Bonino à Rangueuil, maintenant desservi par le métro, nous avons évoqué Judith Butler, une philosophe prompte à pourfendre tout naturalisme mais au prix de l’élision du corps sexué. Pour elle, le corps est un objet neutre, susceptible de tous les usages et de tous les marquages symboliques extérieurs. Qu’en dirait ce Nietzsche, pourtant tellement invoqué par les déconstructionnistes, qui affirmait que « le corps humain est une pensée plus surprenante que l’âme de naguère » ?
À propos du tombeau de saint Thomas à Toulouse, le Père Bonino m’explique que chaque année on fait une lecture publique de la lettre papale qui donne les raisons – il y en a quatre – du don des restes du saint à la ville. Y est mentionnée l’éminente piété des Toulousains, ce qu’on peut interpréter à l’aune d’une particulière bienveillance ou d’une habile diplomatie. Mais symboliquement, saint Thomas compense saint Dominique, qui eut été à sa place dans sa région d’élection mais que la bonne ville italienne de Bologne, aurait refusé à tout prix de lâcher. Chesterton, dans son joli livre sur le grand docteur fait allusion aux agitations qui se firent autour de sa sépulture, comme de ses miracles d’ailleurs. L’université de Paris n’avait-elle pas discuté l’honneur de posséder son corps ? « Je n’entrerai pas, poursuit Chesterton, dans le détail des longues tractations qui conduisirent ces reliques sacrées en l’église Saint-Sernin de Toulouse, au cœur des champs de bataille où les dominicains brisèrent l’assaut du pessimisme oriental. Quoi qu’il en soit, on n’imagine pas facilement l’ordinaire de ces manifestations de piété joyeuse, populaires ou braillardes, sous leurs formes médiévales ou contemporaines autour de son tombeau. »
Il me semble que c’est plus le respect qui entoure aujourd’hui, aux Jacobins, le tombeau de saint Thomas que les manifestations braillardes. La foule de jeunes gens du grand lycée Pierre de Fermat qui borde l’église est-elle seulement consciente d’une telle présence ? On le souhaite de tout cœur.
23 SEPTEMBRE
J’aurais dû ajouter qu’à côté de son maître, il y a à Toulouse le souvenir de celui qui en fut un des plus passionnés disciples : Jacques Maritain, qui mourut ici chez les Petits Frères du Père de Foucauld dont il avait accepté la règle. Ce Journal est témoin, je me suis intéressé, ces mois-ci, à l’auteur des Degrés du savoir plus sous l’angle de la philosophie politique que de la métaphysique thomiste, mais on ne peut séparer les deux aspects.
J’ai été aussi heureux de rencontrer à Toulouse Yves Floucat, qui est un des meilleurs connaisseurs de Maritain et qui perpétue la tradition thomiste dans la ville. J’espère que son départ de l’Institut catholique, où il a formé des générations de prêtres, n’interrompra pas trop un enseignement qui doit se poursuivre. On ne trouve pas facilement de substitut à la solidité et à la fécondité de la tradition thomiste.
J’en veux encore pour preuve l’essai de Jacques Rollet, que j’ai déjà cité ici, et qui, à partir d’une étude précise de la philosophie politique contemporaine, en revient à Maritain et même à saint Thomas à propos de cette fameuse « nature humaine » qu’il est bien difficile d’évacuer, si l’on ne veut pas perdre la raison et son orientation morale : « Il y a, dit Maritain, en raison même de la nature humaine, un ordre où une disposition que la raison humaine peut découvrir et selon laquelle la volonté humaine doit agir pour s’accorder aux fins nécessaires de l’être humain. » A signaler aussi, à propos de Maritain, un beau film intitulé Le philosophe amoureux que KTO diffuse en ce moment, et qui évoque de la façon la plus juste, sa personnalité, sa sensibilité, son amour pour Raïssa et la singularité intellectuelle qui en découle.