Pour essayer de comprendre comment ce monde pourrait recevoir la parole du Christ, du point de vue de l’observateur du monde des idées que je suis, je voudrais m’exprimer en prenant le risque de paraître négatif. Je ne crois pourtant pas du tout être un esprit pessimiste, d’ailleurs mon maître Georges Bernanos m’a gardé de toute pente optimiste ou pessimiste, et j’avais cité ce mot au cardinal Lustiger qui en avait été émerveillé : Bernanos disait : « Il y a deux sortes d’imbéciles, les optimistes et les pessimistes. Les optimistes sont les imbéciles joyeux, et les pessimistes sont les imbéciles tristes. » Pour Bernanos effectivement, ni pessimisme, ni optimisme ne convenaient. Il y avait le tragique de l’existence, mais il y avait l’immense optimisme de la grâce. Nous, chrétiens – ce n’est pas toujours facile – nous avons à respirer dans ces immenses espaces de l’intériorité où se joue le drame du salut.
Peut-on évangéliser aujourd’hui ? Je vais donc risquer d’être pessimiste dans cette analyse. Le sujet suppose qu’il y a des obstacles à la volonté d’évangélisation, des obstacles que je vais traduire en termes intellectuels, sous deux chapitres. Le premier chapitre est un chapitre théologique, et le second est plus culturel et philosophique. Chapitre théologique, parce que quand même, il y a eu dans la période post-conciliaire un certain nombre de controverses, même dans l’Église et à l’intérieur de la pensée théologique, et que le risque encouru à ce moment-là a été celui d’un refus, d’un abandon de la notion même d’évangélisation.
Pourquoi ? Parce que la découverte de ce monde immense qui nous entourait et qui n’était pas exclusivement chrétien, avec ces masses de l’Asie, de l’Inde, de la Chine, imposait évidemment l’existence de ces religions, notamment asiatiques, qui regroupent des millions, sinon des milliards d’hommes étrangers à la foi chrétienne. Et on s’est posé au Concile très sérieusement la question du salut, de ce qu’autrefois dans la théologie on appelait « le salut des infidèles », et la théologie moderne avait déjà exploré cette question. Je me souviens en particulier d’un lumineux article du Père de Lubac sur ce sujet (« Le fondement théologique des missions »). Depuis déjà un certain temps, on se reposait cette question : comment peut-on obtenir le salut si l’on n’a pas eu la révélation de Jésus-Christ par l’intermédiaire de son Eglise ? La question était donc tout à fait légitime, elle a toujours été posée plus ou moins d’ailleurs, et quand on lit saint Thomas d’Aquin de près, on s’aperçoit qu’il se posait déjà ce genre de questions.
On a alors dit que le salut était ouvert à tous – évidemment il fallait sortir de toute perspective janséniste – et que le Christ est bien mort pour tous les hommes, et qu’ainsi le salut n’est refusé à personne. Seulement, il y a hors de l’Église le problème de savoir comment on peut être sauvé lorsqu’on n’a pas la connaissance explicite de Jésus et de son Évangile.
À partir de là, il faut le dire, on a souvent dévié, et je ne veux accuser personne, mais même des théologiens éminents ont peut-être parfois été imprudents : je pense au père Rahner avec sa fameuse théorie des « chrétiens anonymes », qui revenait un petit peu à dire que l’on pouvait être chrétien sans connaître le Christ dans la mesure où l’on menait une vie droite, conforme à sa conscience. Saint Thomas avait dit à peu près la même chose, mais il y avait un certain glissement qui amenait à dire en définitive que la révélation de Jésus-Christ, la connaissance de Jésus-Christ était en quelque sorte facultative. Alors pourquoi annoncer l’Évangile, puisqu’on pouvait très bien faire son salut dans sa propre religion ? On en est venu à dire par exemple qu’il n’y a pas à convertir les musulmans : le problème, c’est que les musulmans soient de bons musulmans. Ce glissement a conduit à un affaiblissement missionnaire de l’Église.
J’ai vécu pendant plus d’un an dans une communauté de Pères Blancs du Burkina-Fasso. On dit souvent du mal des missionnaires qui auraient participé à je ne sais quelle exploitation coloniale. J’éprouve au contraire pour eux une profonde admiration, parce que ces missionnaires ont eu souvent dans leur enfance l’appel à la mission : « Va évangéliser ! Va me faire connaître ! Allez faire connaître le Christ ! » Ils ont converti une grande partie de l’Afrique et de l’Asie parce qu’ils avaient au cœur la volonté d’aller annoncer le Christ. Et si ces congrégations se sont effondrées, il faut bien le dire, dans la seconde partie du XXe siècle, c’est que la conviction missionnaire s’était effritée. Heureusement, ils ont suscité de jeunes Églises qui ont pris le relais, et j’ai une grande admiration pour l’Église du Burkina-Fasso. Ces missionnaires ont fait lever des moissons étonnantes !
Mais est-il vrai aujourd’hui, nous, chrétiens d’Occident, avec nos théories théologiques, nous refuserions a posteriori aux païens d’hier la grâce d’avoir rencontré le Christ par les missionnaires ? Leur refuserions-nous la grâce de l’Évangile en leur disant : vous êtes nés animistes, soyez de bons animistes ? Non ! Ce n’est pas supportable, et il faut dire qu’une grande partie de la crise post-conciliaire est venue de cela, d’un affaiblissement de la conscience de l’événement absolu de l’Incarnation et de la Rédemption et, dès lors, d’un affaiblissement de la conviction missionnaire.
Cela a provoqué incontestablement des divisions à l’intérieur de l’Église. J’ai fréquenté pendant dix ans le Père de Lubac, qui me disait à ce sujet sa grande tristesse, mais aussi sa reconnaissance infinie envers le Père Hans Urs von Balthasar pour avoir publié ce petit livre magnifique de résistance spirituelle qu’est « Cordula ». « Cordula » est un appel au réveil de la foi et de la charité missionnaire.
Nous avons vécu un affaissement missionnaire qui s’est souvent réclamé du Concile à tort. La hiérarchie, le pape Paul VI et l’épiscopat autour de lui ont voulu réagir contre ces tendances. Cela a donné, à la suite d’un synode sur l’évangélisation, un texte magnifique : Evangelium nuntiandi. Il suffit de le relire : tout est clair, tout est parfaitement articulé, toutes les objections sont clairement énoncées et réfutées. Mais nous revenons de loin et nous n’en sommes pas sortis de toute façon. C’est évident quand on voit les cris et les récriminations qui se sont élevés contre ce texte salutaire qu’est Dominus Iesus, qui remettait en place un certain nombre de notions, en particulier sur la grâce du Christ : on ne peut pas comparer la grâce du Christ avec des éléments que l’on trouve dans d’autres religions, comme les « semences du Verbe », ni avec ce qu’elles ont de positif, non ! Il n’est pas possible de confondre les choses.
Incontestablement, l’Église a vécu une dépression qui a conduit à ce moindre engagement missionnaire.
Je voudrais maintenant prendre la question par le biais de la culture. Quand on voit le président Chirac – à l’égard duquel je n’ai aucun mauvais sentiment – se refuser obstinément à inscrire, dans l’embryon d’un traité constitutionnel européen, la notion de « racines chrétiennes de l’Europe », cela un sens sur lequel il faut s’interroger.
Mgr Dagens a dit très justement (ndlr : cf. France Catholique n°3088) que l’Église reconnaissait la laïcité dans ce pays, mais la laïcité telle qu’elle s’est aménagée de façon très positive pour l’Église, notamment à la suite des tractations d’après la Première Guerre Mondiale, lesquelles ont donné un sens un peu différent à la Loi de séparation des Églises et de l’État. Émile Poulat – qui est sans doute le meilleur historien de la modernité chrétienne – a publié à ce sujet des choses absolument fondamentales. Il y a donc cette laïcité positive qui nous permet de vivre. Je pense que le principal effet positif de cette laïcité, c’est d’avoir donné une liberté pleine et entière à l’Église, notamment par rapport au pouvoir civil, telle qu’elle n’avait jamais existé dans le passé. C’est une chose qu’il faut considérer comme tout à fait précieuse.
Cependant, il y a un autre aspect de la culture moderne, de la culture contemporaine, qui est tout à fait ambigu. Je pense au maître que fut Jacques Maritain, lequel a infléchi sa pensée dans les années trente, après une période assez négative à l’égard de la modernité. Il suffit de lire ce manifeste très dur qu’est Antimoderne. Maritain devient ensuite beaucoup plus positif à l’égard d’une certaine modernité. Après la guerre, il intervient de façon très efficace dans la fameuse Déclaration des droits de l’homme qui va devenir pour les Nations-Unies et pour le monde de l’après-guerre un texte de référence. Il pense alors incontestablement qu’on peut faire un bout de chemin avec les humanismes contemporains, qui depuis la naissance de la modernité ont eu, quand même, une certaine saisie intéressante de l’homme. Il faut prendre en compte cette franche collaboration de Maritain à cette charte des droits de l’homme qui a ce mérite d’affirmer en positif ce que l’on peut dire de mieux ensemble et en commun pour défendre l’humanité.
Mais le même Maritain reste dans une indécision remarquable sur la véritable nature de l’humanisme moderne : cela est très visible dans Le paysan de la Garonne où il se montre bien moins optimiste qu’il n’avait été dans l’immédiat après-guerre. Il montre qu’il y a beaucoup d’ambiguïté dans l’humanisme né de la Renaissance, et il balance entre optimisme et pessimisme intellectuel. Évidemment pour lui, il n’y a de salut que dans la grâce de Jésus-Christ qui va venir surélever ce qu’il y a de bon, de fondateur dans cet humanisme. Il n’empêche, il y a une mauvaise part de cet humanisme qui risque de nous plomber à bien des égards.
C’est d’elle dont je veux parler parce qu’elle me paraît essentielle dans notre contexte d’aujourd’hui. Il faut lire le livre de Jean-Claude Michéa : L’empire du moindre mal (éd. Climats). L’auteur est un professeur de philosophie dans un lycée de Montpellier. Il est très indépendant, très modeste, très humble. Il publie peu, mais à chaque fois, c’est très intéressant. Il n’est, me semble-t-il, pas chrétien mais il est profondément angoissé par le caractère nihiliste du monde tel qu’il évolue aujourd’hui. Ce nihilisme, il va en chercher les sources, un peu comme Maritain qui n’a cessé de penser aux origines de la modernité, notamment au XVIe siècle.
Le XVIe siècle est un siècle fondateur et refondateur à bien des égards. C’est celui où vont se formuler les grands systèmes de philosophie politique qui aujourd’hui encore sont à la base de nos institutions et de nos conceptions de la politique. L’événement déclencheur, ce sont les guerres de religion, qui vont mettre la France à feu et à sang, susciter l’horreur, l’émoi d’un Montaigne et de bien d’autres. À partir de là, on fait la théorie moderne de l’État, un État qui va prendre son indépendance et son autonomie par rapport aux religions. Pour que l’État fasse la paix civile, il doit devenir complètement autonome par rapport aux religions, lesquelles sont par ailleurs en quelque sorte les dispensatrices de l’absolu.
Il va y avoir une évolution dans la pensée moderne. D’une certaine façon, le cardinal de Richelieu est un moderne, lui qui pense que l’État doit obtenir une autonomie et une puissance qu’il n’a pas eues dans le passé. Mais il est un catholique et un chrétien profond, un excellent évêque de Luçon, quelqu’un qui n’abdiquera jamais sa foi, et la conception autonome de l’État qu’a Richelieu, c’est celle d’un État chrétien, d’un État qui monte en puissance, qui réclame la puissance, l’autorité, la décision.
On constate un glissement à partir du XVIIIe siècle. Cette autonomie de l’État va être de moins en moins celle d’un État chrétien. Elle va être l’autonomie d’un État qui se veut complètement indépendant des religions et des systèmes de valeurs. C’est peut-être un des plus grands paradoxes du XXe siècle, et sans doute aurait-on beaucoup surpris les gens du XIXe et du début du XXe siècle en leur disant que le rôle de d’État en définitive recouvre une certaine neutralité idéologique. Les grandes idéologies du XIXe siècle – le raccourci historique est dangereux ! – étaient des idéologies qui voulaient faire le bien des hommes, au risque d’ailleurs des plus grandes catastrophes, et en particulier de nous donner ce que Raymond Aron appelait des « religions séculières ». Cela signifie que désormais ce sont les organisations politiques, les partis, les États qui veulent faire le salut de l’humanité. On parle avec raison de religions séculières parce que ces États, ces partis, sont de véritables religions.
A la fin du XXe siècle a eu lieu une formidable réaction libérale à l’encontre des religions séculières. Ce sera aussi une réaction à l’encontre des religions tout court. Quelle est la racine du mal, selon la pensée libérale ? C’est la prétention de faire le bien absolu et de se réclamer d’une certaine idée de la vérité et du bien qui est à potentialité totalitaire. Vouloir faire le bien, et au nom d’une certaine idée de la vérité, ce serait créer un État totalitaire. En face de cela, les libéraux ne veulent pas faire le meilleur des mondes, mais ce que Jean-Claude Michéa appelle donc « l’empire du moindre mal. » Selon les libéraux en effet, on ne peut faire le bonheur absolu des gens, alors il faut faire en sorte qu’ils échappent aux plus grands maux : « nous n’avons plus la prétention de faire le bien, alors ayons la prétention de produire le moindre mal. »
Mais du même coup, produire le moindre mal, c’est s’exposer à un danger inaperçu des modernes, celui du nihilisme. Ne plus vouloir se réclamer d’une certaine idée de la vérité et d’une certaine idée du bien, c’est petit à petit réduire la question du sens à l’insignifiance, et c’est réduire la question de la vérité et la question du bien à des dangers totalitaires, à des dangers potentiels. On abandonne donc cet horizon du vrai et du bien pour une sorte d’éthique minimale. On retombe sur les droits de l’homme qui sont sacrément nécessaires, mais qui en même temps peuvent être un piège, parce que la défense des droits de l’homme, cela peut être la défense des droits pour protéger l’individu de tous les maux possibles et imaginables, mais à force, cela peut être aussi la défense très égoïste des droits de l’individu, de l’individu complètement isolé par rapport au bien commun, par rapport à toute considération de l’autre.
Ce moindre mal, c’est le refus de poser désormais les grandes questions humaines, celles qui concernent la vérité et le bien. Les grands philosophes politiques modernes disent qu’il faut abandonner la perspective du bien pour se résoudre à la seule perspective du juste, c’est-à-dire ce qui crée une certaine égalité, une certaine équanimité dans le sort des gens, et nous arrivons ainsi à une cité qui refuse toute théorie axiologique qui serait en quelque sorte au centre de la vie sociale, pour se contenter d’un minimum éthique, alors que par ailleurs on transfère tous ses espoirs sur ce que l’on appelle la globalisation ou la mondialisation.
Le libéralisme moderne conjugue deux pulsions. La première est un extraordinaire pessimisme quant à l’homme parce que se défier de la Vérité ou du Bien c’est marquer un profond mépris à l’égard de l’homme ramené à un égoïsme insurmontable. De l’autre côté, il y a un formidable optimisme qui regarde l’avenir du monde, grâce à la libéralisation du marché et grâce au droit démocratique. C’est ainsi que l’on nous a annoncé « la fin de l’Histoire ». Grâce à cela, nous allons vers un monde de plus en plus magnifique, avec une expansion économique qui va permettre de nous tirer de nos pauvretés archaïques. Regardez ce qui se passe en Chine, en Inde et dans les pays émergents.
C’est contre cela que Jean-Claude Michéa dresse son réquisitoire. Il dit qu’il n’y a pas de cité possible sans ce que son maître George Orwell appelle « une commune décence ». C’est plus que la défense minimum, c’est un certain nombre de valeurs fondamentales qui permettent la coexistence et le vivre ensemble. Sans une certaine idée de la vérité, sans une certaine idée du bien, de l’amour, il n’y a pas de vie possible, sinon on va vers une société de plus en plus désespérée et désespérante, celle qui produit le suicide des jeunes, et celle qui produit de plus en plus l’insignifiance.
L’analyse proprement culturelle de notre monde marque en quelque sorte cette part maudite qui fait qu’on ne peut plus parler des grandes choses, des grands idéaux, et que toute notre espérance, toute notre activité est dévolue vers le développement absolu de la mondialisation.
Il me semble que cette analyse culturelle nous permet aussi de comprendre cet interdit jeté sur l’évangélisation ou l’expression même de la foi. La foi c’est le danger, toute affirmation d’une valeur, toute affirmation d’une conviction est profondément dangereuse, et il faut briser cela. Notre évolution intellectuelle depuis la Renaissance nous le montre, il faut faire très attention à toutes ces religions, à ces philosophies qui veulent faire notre bonheur. Non ! Faisons l’empire du moindre mal ! Dès lors il n’y a plus d’évangélisation. Pourquoi évangéliser et annoncer le Christ dans ce monde-là qui ne se reconnaît plus à l’appel du vrai, du bien, du beau et de l’amour ? Il me semble donc que cette deuxième coordonnée est extrêmement importante pour nous permettre de comprendre les obstacles qui se dressent sur la route de l’évangélisation.
Pour conclure, je voudrais rebondir sur l’optimisme de la grâce. Il me semble en effet que si l’on veut que l’homme ait le minimum de confiance en lui-même, il faut lui donner conscience de sa vocation divine, du formidable appel qui lui est lancé, de cette formidable histoire d’amour que constitue l’intrusion de Dieu dans notre monde avec l’alliance, avec Jésus-Christ, avec L’Église. Face à la tentation du moindre mal, il faut proposer à l’inverse ce que Jean-Paul II appelait la civilisation de l’amour, qui révèle à l’homme sa véritable dimension, qui lui montre qu’il est aimé, et si l’on est aimé par Dieu, l’histoire est ouverte, et à ce moment-là oui, il faut évangéliser, parce que l’homme est aimable, l’homme est fait pour Dieu, l’homme est fait pour la vérité, l’homme est fait pour l’amour.