Nous sommes comme cela, nous autres Français, aurait dit Bernanos. Périodiquement, nous nous trouvons au bord de la rupture. Nous nous donnons le sentiment grisant et effrayant de côtoyer l’abîme. Mais, depuis un quart de siècle, les données ont changé. En 1968, il était encore question de révolution, et le général de Gaulle, déstabilisé, pouvait évoquer le spectre totalitaire. L’eschatologie des grands bouleversements s’est évanouie avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et son ralliement à l’ordre des choses – on l’a suffisamment répété : les agitateurs gauchistes d’hier sont devenus les plus sûrs défenseurs du capitalisme le plus débridé. Il n’y aurait plus d’alternative au triomphe du grand marché, devenu inéluctable avec le processus de globalisation. Pourtant, régulièrement, notre pays se retrouve divisé, avec un affrontement qui met aux prises un pouvoir réformateur et une résistance massive de la rue.
La fin de l’exception française (la Révolution française est définitivement terminée, disait François Furet) n’est pas définitivement avérée. Là-dessus, le débat est féroce. Les analystes d’un déclin irrémédiable mettent en procès un pays rebelle au renouvellement, accroché à des principes surannés, arc-bouté autour d’un modèle archaïque. En même temps, toute une jeunesse se lève pour signifier son refus de la précarisation. L’actuelle révolte contre le C.P.E. mobilise une moitié du pays. Il est patent que les chantres du libéralisme à l’aune de la mondialisation ne parviennent pas à convaincre, alors même qu’ils se réclament de l’inexorable loi du progrès qui balaie les structures étatiques.
Le gouvernement s’y prendrait-il mal ? Dominique de Villepin, avec ses méthodes de hussard, aurait-il gâché les chances d’un compromis possible ? Il y a certainement autre chose qui explique cette impossibilité à se comprendre. Jacques Julliard constate : “Nous avons aujourd’hui la gauche la plus stérile d’Europe et la droite la plus impuissante”. Esquissons une hypothèse, non sans prudence. Et si le blocage français était significatif d’une interrogation sur le devenir du monde, qui va bien au-delà d’une difficulté à se réformer ? La déréglementation universelle qui promet le champ libre à la spéculation financière est sans doute liée à un mouvement de fond qui a favorisé l’émergence des nouvelles puissances (Chine, Inde, Brésil). Est-il sûr, pour autant, que la non-maîtrise de ce bouleversement ne provoquera pas autant de dégâts que de réussites ? Le blocage français, tenu un peu vite pour l’expression d’un autisme inquiétant, pourrait être aussi le symbole d’une nécessaire interrogation.
Gérard LECLERC