Il est des moments dans la vie personnelle ou sociale, dans l’Histoire, où la fatalité n’offre que le visage du malheur. Que pourrions-nous dire aux populations si éprouvées du Cachemire ou du Guatémala qui pleurent leurs morts ensevelis ? Devant le spectacle de la nature bouleversée, des villes et des villages effondrés, le vieux sentiment de terreur se ranime avec l’impuissance qui lui correspond. Pour un chrétien, l’interrogation de la Providence devient cruelle et un théologien aussi avisé que saint Thomas ne pourra qu’avancer des généralités sur la contingence et le hasard qui ne seront que de peu de secours. Il est vrai que le mal est contingent et que les accidents de la structure de l’univers ne constituent un scandale métaphysique que pour la pauvre humanité qui découvre sa faiblesse et son dénuement au sein d’une planète où elle peine à établir sa demeure.
Et pourtant ? Il y a soixante-dix ans exactement, le père Teilhard de Chardin se trouve en expédition dans le Cachemire dévasté d’aujourd’hui, et son regard est ébloui par le spectacle de “ce coin d’Asie, plein de traces accumulées de tant d’efforts qui ont été donnés pour conquérir la terre”. Dans une lettre, il évoque précisément telle vallée de cette région : “Une corbeille de verdure entre deux lignes de cimes neigeuses. Il fait un temps magnifique. Les rizières sont jaunes, les énormes platanes commencent à rougir aux premières touches de l’automne. A la limite des forêts de sapin, les paysans enturbannés ramassent leurs noix près des vergers rouges de pommes…” (1)
Ce qui émerveille l’homme de science et le religieux, c’est aussi l’aventure humaine qui participe à la transformation et à l’achèvement du cosmos. Mais ce peut être au prix de catastrophes, de tragédies, où l’humanité éprouve sa finitude, la blessure béante des épreuves démesurées. Elle n’est pas toute-puissante, il lui arrive de devoir supporter des fardeaux pour lesquels elle ne semble pas avoir été faite. Néanmoins c’est au fond du gouffre qu’elle déploie des facultés de sursaut inattendues, son courage décuplé par la merveille d’une fraternité universelle.
Le monde entier vient au secours du Pakistan. Même l’Inde rivale oublie ses griefs pour apporter son aide à un voisin hier ennemi. Et notre vieille planète, toujours riche de ressources neuves redevient le lieu d’une histoire à bâtir ensemble. L’étonnante continuité de l’entreprise humaine qui saisissait le Père Teilhard nous persuadera peut-être que la fraternité est supérieure à la pire catastrophe et que la grâce aidant, cette dernière retrouvera un visage heureux. Ceci étant, il y a un excès du mal et de la douleur, inextinguible. L’avenir ne peut l’effacer. Il s’inscrit dans l’invisible, là où réside la puissance de l’amour rédempteur.
Gérard LECLERC