Le philosophe Max Scheler a écrit des pages décisives sur le ressentiment. Cette maladie profonde de l’âme n’a jamais cessé d’empoisonner les relations entre les individus et les groupes sociaux, les entraînant à des guerres sans fin. Peut-être n’a-t-on pas suffisamment envisagé en quoi les idéologies modernes s’étaient trouvées profondément marquées par la logique et l’énergie de la vengeance. Celle-ci souvent se cache sous le masque idéal de la Justice, d’une justice violente et implacable qui réclame son tribut, parfois jusqu’à l’anéantissement de l’adversaire. Le nazisme, certes, s’est passé de ce masque pour n’affirmer que la pure volonté de puissance, transgressant tous les interdits jusqu’à établir le droit contre nature du meurtre. Mais la tragique aventure du communisme, sous l’apparence de son appareil scientifique marxiste, était souterrainement inspirée par le droit de restitution au prolétariat de ce dont il avait été dépossédé, ce qui supposait la mise à mort de la classe bourgeoise et de l’oppresseur.
La Justice est certes une cause noble, et elle inspire depuis les Anciens, toute conception d’un ordre social envisagé sous l’aspect de la Loi. Mais l’effort de la civilisation a toujours tendu à la préserver d’une dérive vindicative qui, plutôt que d’établir une rétribution nécessaire en faveur des victimes, précipite une société vers l’abîme des luttes inexpiables. L’idéologie constitue le facteur le plus déformant du sens du droit, en justifiant la violence jusqu’au déni d’autrui et sa destruction. Le mécanisme intellectuel d’une telle dérive peut s’analyser comme une certaine dramaturgie créant, par exemple, des victimes absolues dont les droits de réparation justifient une relecture de l’histoire et un bouleversement violent des rapports sociaux. Notre actualité est riche d’exemples de cette propension à l’absolutisation victimaire qui ne connaît plus aucune limite, ni dans l’ordre de la vérité des faits, ni dans l’échelle des responsabilités et encore moins dans les conséquences pratiques qu’entraînent les mutations vindicatives. On en trouve une application assez redoutable dans la victimisation homosexuelle et la demande démesurée d’une transgression de l’ordre symbolique. Mais la dernière en date de ces tentatives, celle qui concerne l’instrumentalisation de la traite des noirs, présente des risques particuliers. La question de l’intégration des populations immigrées est suffisamment sérieuse pour qu’elle ne soit pas parasitée par une idéologie qui pourrait peut-être soulever les puissances de ressentiment mais en subvertissant tout sens de la justice et en aliénant les intelligences et les cœurs. Qu’il y ait lieu de faire la vérité sur une période pénible de l’histoire ne justifie pas la réduction des faits en explications manichéennes et en agitations désordonnées.
Max Scheler en se défiant des accusations de Nietzsche contre la compassion chrétienne a su restituer le véritable sens de l’amour évangélique. Il est temps de revenir au discernement supérieur du Christ en faveur d’une Justice désentravée du ressentiment.
Gérard LECLERC