Les mots manquent, la stupeur rend compte de l’indicible malheur. Les foules espagnoles, de tout leur cœur, refusent cette horreur. Mais elle est bien là, insupportable et indéracinable. L’Occident pétri de siècles de christianisme est forcément du côté des victimes, a fortiori de ses victimes et il n’est disposé, d’aucune manière, à consentir que sa paix et sa prospérité se paient de tels sacrifices. La conscience moderne a rejeté l’idée même du mal, comme un préjugé métaphysique contraire à la rationalité scientifique d’un monde sorti de l’obscurantisme. D’ailleurs, elle a tôt fait de rejeter sur les préjugés archaïques de la religion ce terrorisme issu des terres islamiques… L’histoire la plus récente devrait pourtant la garantir d’une telle illusion. Les horreurs du vingtième siècle ont été perpétrées par des idéologies modernes, voire avant-gardistes, et il n’est pas du tout sûr que les attentats madrilènes émanent d’individus ou de groupes étrangers à la modernité.
Seulement voilà. Les modernes aussi ont leurs préjugés, antirationnels si on y réfléchit, mais si accordés à cette croyance qui veut que le seul intérêt gouverne le monde. L’incompréhension du mal résulte de l’oubli du mal. Un mal qui naît notamment, à partir de ce que saint Augustin appelle le discord intérieur et qu’il relie, dans son hermétique chrétienne, à la faute originelle. Un philosophe contemporain comme Jean-Pierre Dupuy traduit fort bien ce langage dans une formulation nouvelle mais qui consonne avec l’ancienne culture biblique : “Sous la forme du ressentiment, de l’envie, de la jalousie, de la haine destructrice, le mal peut acquérir une puissance considérable, broyant sur son passage tout ce qui, les tenant à distance les uns des autres, permet aux hommes de vivre ensemble.” (1)
Que l’on ouvre l’Ancien Testament, et l’on comprendra cela. Pas seulement le livre de Job, mais les Psaumes, les Prophètes. La présence du mal est partout menaçante, effrayante : “Voici, le malheur s’étend de nation en nation, une immense bourrasque éclate aux extrémités de la terre… Hurlez, pasteurs, criez, roulez-vous à terre, chefs du troupeau, car vos jours sont à présent pour le massacre…” Jérémie ne prophétise pas dans le vide ; il impose à la conscience de ses contemporains la violence de leur sort, non pour les hypnotiser dans l’impuissance, mais les conduire à une démarche de salut et de conversion. Après deux mille ans de christianisme et plus encore d’héritage biblique, le temps n’est certes pas d’accepter l’horreur comme une fatalité mais d’en repérer la véritable origine qui est la malice humaine et ce fait, scandaleux, que l’homme puisse préférer le ressentiment aux béatitudes. René Girard a montré comment la révélation biblique et évangélique avait déshonoré la complicité avec les persécuteurs au profit de la compassion pour les victimes. Mais cet acquis de civilisation ne saurait masquer les puissances de haine qui expliquent le 11 septembre new-yorkais et le 11 mars madrilène.
Gérard LECLERC