Légitimité de la
“loi anti-Perruche”
Le 8 octobre dernier, c’est la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui a condamné la France pour l’application qu’elle estime abusive de la « loi anti-Perruche » à deux familles. Chacune avait donné naissance à un enfant handicapé après une erreur de dépistage anténatal. L’une d’entre elles avait été trompée par l’inversion de deux résultats d’amniocentèse, l’autre par une erreur de lecture d’un caryotype. Toutes deux s’estimaient privées des réparations que la jurisprudence Perruche leur avait initialement promises.
Tout en reconnaissant la légitimité de la « loi anti-Perruche », la CEDH a considéré que les deux familles requérantes avaient effectivement été victimes d’une « violation du droit au respect de leurs biens », autrement dit qu’elles avaient été pénalisées sur le plan financier : selon la Cour, c’est injustement que la loi anti-Perruche prétendait éteindre toutes les actions en cours en réparation pour préjudice d’être né.
La France a six mois pour s’entendre avec les deux familles plaignantes sur un montant de réparations. Le jugement de la CEDH peut être considéré comme logique sur un point de forme, même si pour ses détracteurs, la jurisprudence Perruche était gravement contraire à la loi. La non-rétroactivité
du droit est un principe fondamental, mais l’appliquer ici ne revient pas à
imposer le « préjudice d’être né » pour l’avenir.
Toute autre est la portée du jugement d’un tribunal de grande instance qu’un avocat a révélé au lendemain de celui de la CEDH, comme pour prolonger la relance du débat. On découvre qu’en juillet le TGI de Reims a indemnisé, non plus les parents, mais les deCux frères d’une petite Catalina, née handicapée, pour le préjudice que leur aurait causé cette naissance. Un gynécologue qui avait mal interprété un test sanguin anténatal, omettant de ce fait d’alerter les parents sur le risque de trisomie, s’est vu condamné à verser 6 400 euros à chacun des deux garçons de 7 et 12 ans.
Une argumentation
tirée par les cheveux
Selon le tribunal, la naissance de leur petite sœur a « bouleversé les conditions de vie des deux garçons ». Le juge va jusqu’à stigmatiser « le temps consacré par leur mère à Catalina au détriment de ses deux frères », déplorant qu’ils aient « été les témoins de la souffrance de leurs deux parents » et les estimant « victimes de la séparation » du couple intervenue deux ans après la naissance de la petite fille, qui est désignée « au moins en partie » comme cause de l’éclatement familial.
L’avocat de la famille, Maître Ludot s’est montré presque surpris de sa victoire, allant jusqu’à estimer l’argumentation des juges « un peu tirée par les cheveux » !
C’est à se demander si le TGI de Reims n’a pas cherché à venger la Cour de cassation en contournant l’annulation de sa jurisprudence Perruche, qu’elle avait prise en séance plénière.
Certes, l’indéniable détresse de la famille éclatée de la petite Catalina a certainement joué, mais comment justifier l’introduction d’un tel précédent judiciaire ? Car c’est la première fois qu’une fratrie est reconnue « victime » de la naissance d’un nouvel enfant ou qu’un enfant est désigné comme cause d’un préjudice pour ceux qui l’ont précédé.
Plusieurs personnalités s’en sont émues. Interrogé par La Croix, le sénateur Nicolas About a jugé « anti-familiale » la décision de justice : « Cela doit être vécu comme une violence incroyable de savoir que votre seule présence vaut indemnisation. »
Maître Antoine Beauquier, avocat du collectif contre l’handiphobie a stigmatisé quant à lui une « violation patente de la loi qui a clairement refusé qu’on puisse donner une portée juridique à la notion de préjudice lié à la naissance d’autrui ». Quant au docteur Xavier Mirabel, porte-parole du Collectif contre l’handiphobie lors des débats houleux autour de la jurisprudence Perruche, et lui-même père d’un enfant trisomique, il voit dans un tel jugement « le déni de sa pleine valeur d’être humain à un enfant en raison du handicap qu’il porte ». Et de dénoncer alors « une logique de l’absurde » : pourquoi ne pas accepter que tout enfant puisse attaquer ses parents en justice pour la naissance d’un frère ou d’une sœur, pas forcément handicapé, en raison d’un supposé préjudice affectif ou financier que l’arrivée dans la fratrie d’un enfant supplémentaire a pu lui causer ?
Artifice de procédure
Dans le jugement de Reims, le mot fraternité, symbole de la solidarité nationale, paraît singulièrement détourné. Dans l’affaire Perruche, les parents du jeune Nicolas avaient déjà abusé de l’incapacité juridique de leur fils : par un artifice de procédure, ils agissaient en son nom, et il s’était retrouvé, sans en être conscient, acteur en justice contre sa propre existence…
Dans l’affaire de Reims, des parents ont cru bon de faire agir de la même façon deux de leurs enfants pour contester l’existence de leur petite sœur !
Mais que peut-on reprocher à des parents éprouvés qui tentent le tout pour le tout pour obtenir des versements financiers ? Le père de Catalina ne peut d’ailleurs s’empêcher de faire le grand écart en affirmant devant les caméras de TF1 que sa petite fille est « extraordinaire » tout en justifiant son action par le fait qu’il a été « privé d’un droit ». « Le droit d’avorter » précise le commentateur, en oubliant que les hommes n’ont, en France, aucun droit en la matière, la loi laissant les femmes enceintes seules, dans tous les sens du terme…
Eugénisme privé
Certains, comme le professeur Bertrand Mathieu, jugent la logique jurisprudentielle de Reims contradictoire avec « une société qui condamne l’eugénisme », mais le docteur Mirabel y décèle au contraire « une malheureuse cohérence avec l’eugénisme individuel » aujourd’hui répandu au point qu’il « modèle largement l’ensemble de la société ».
L’arrêt de Reims peut effectivement être vu comme la prise en compte par la justice des arguments de nombreux parents – et des équipes médicales qui les accompagnent – lorsqu’un handicap est décelé.
Parmi les principales justifications du recours à l’interruption « médicale » de grossesse figurent le souhait de ne pas imposer « ça » à des enfants déjà nés et le désir de protéger le couple contre pareille épreuve. On a beau jeu de mettre en avant les conséquences négatives du handicap : comme toute épreuve familiale, la présence d’un enfant handicapé peut traumatiser des frères ou sœurs et secouer douloureusement des couples dont certains se divisent. Sans nier ces situations, ni voiler la part de souffrance induite par le handicap, le résumer à ces drames est particulièrement injuste et dangereux.
Injuste parce qu’on tait la part de lumière dont beaucoup de familles témoignent à propos d’un des leurs frappé par une maladie ou une incapacité.
Dangereux parce qu’on a tendance à enfermer la question du handicap dans une fatalité qui se révèle vite contagieuse, condamnant les familles qui le découvrent à sombrer dans des actes de mort ou le désespoir. A force de prédire le pire dans l’épreuve, rien n’est tenté pour la surmonter. C’est ainsi que se ferme la porte de l’espérance.
Le bouc-émissaire
On peut se demander si l’affaire de Reims, comme nombre d’autres procès comparables, n’est pas d’abord une affaire de divorce, les protagonistes d’un tel drame familial cherchant comment surmonter leur sentiment de culpabilité. Dans l’adversité, il est tentant de chercher un bouc-émissaire : celui dont on dit qu’il porte et apporte « le malheur » et qu’on croit signe de « malédiction » est tout désigné. La suppression des enfants handicapés avant la naissance n’est-elle pas un des plus puissants réflexes primitifs ? Elle renvoie nos sociétés à des comportements régressifs observés tout au long de l’histoire humaine. Les plus faibles sont chargés de tous les maux.
Le médecin et la société sont devenus d’autres victimes expiatoires quand on cherche un responsable à une épreuve. Et c’est en toute logique que des parents doublement malmenés, par le handicap puis par la séparation, vont rechercher jusqu’à l’absurde qui doit payer. René Girard a bien montré combien pareille quête est désespérée, vouée à l’échec. Le « racisme chromosomique » que dénonce Jean-Marie Le Méné, président de la fondation Jérôme Lejeune, est l’origine d’une guerre domestique. Il alimente un engrenage de violence cyclique incapable d’apporter un soulagement réel à ceux qui croient y trouver l’apaisement. Leur consolation demeure factice.
Tout l’inverse de ce dont témoigne l’Office Chrétien des Personnes Handicapées qui organise, depuis plusieurs années, des « journées des frères et sœurs » : sans rien nier des drames engendrés par le handicap, des proches de personnes handicapées y parlent d’un « surcroît d’humanité et d’amour ». Il leur a souvent été révélé a posteriori, par un frère ou une sœur plus démuni.
Tugdual DERVILLE
Pour aller plus loin :
- Affaire Ulrich KOCH contre Allemagne : la Cour franchit une nouvelle étape dans la création d’un droit individuel au suicide assisté.
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- L’adoption homosexuelle devant la Grande Chambre de la Cour européenne
- Le droit au mariage des personnes transsexuelles devant la Cour européenne
- "Le préjudice d'être né" devant le Conseil Constitutionnel