20 MAI
Impression particulièrement forte avec le livre de Benoît XVI, je l’ai déjà dit. Mais comment ne pas revenir sur le sujet absolument central et la mission singulière d’un pape théologien ? D’une certaine façon, à l’Eglise, on ne devrait demander que cela : sans cesse dire et redire qui est cet homme que l’on appelle le Christ et dont elle tire toute sa légitimité. Elle peut nous prêcher la morale, intervenir sur les sujets d’actualité, mettre au point sa pastorale, s’inquiéter de stratégie apostolique, tout cela est bien, et même très bien. Mais si, parallèlement, la foi s’effrite, les évangiles deviennent des fables, la figure du Sauveur s’avère hautement problématique, il n’y a plus rien que le vide. Ce parfum d’un vase vide dont parlait cet étrange bonhomme de Renan qui croyait avoir trouvé le fin mot de l’histoire mais qui n’avait fabriqué qu’un roman plausible pour esthètes sceptiques.
L’éclatement culturel actuel produit le n’importe quoi, qui permet à n’importe qui de donner sa version des faits. Paradoxalement, l’appropriation scientifique de la Bible facilite les interprétations fantaisistes, les rebondissements rocambolesques et les fausses pistes. Seule une sérieuse ascèse spirituelle et intellectuelle permet à qui se met en quête de vérité de revenir aux questions de fond. Je suis persuadé que Benoît XVI apporte le plus signalé service à ces personnes qui refusent tout dilettantisme et tout divertissement, au sens pascalien, pour se concentrer sur le témoignage singulier des Ecritures.
Je suis frappé par les itinéraires de fuite qui, se réclamant des mêmes prétentions scientifiques, conduisent à errer sans fin, ou à s’obnubiler sur des sujets qui n’apportent rien et ne conduisent sûrement pas à s’orienter dans le mystère. J’en veux pour preuve cette affaire sans cesse ressassée des frères et des sœurs de Jésus, qui semble à certains l’énigme la plus passionnante des Evangiles. Les arguments sont toujours les mêmes. Et l’on en revient toujours à l’examen de la discussion de saint Jérôme à propos des objections déjà formulées en son temps. Je ne saurais évidemment récuser le droit de poursuivre indéfiniment sur ce terrain bien que, pour moi, l’intérêt soit très étroit. A moins d’avoir la prétention, par là, de dynamiter la tradition chrétienne et d’ouvrir un autre chapitre de l’histoire des doctrines.
Mais il y a beaucoup mieux à faire, et Benoît XVI nous engage à nous y mettre sérieusement. Il ne récuse rien de l’érudition et de la science. Bien au contraire, il en fait le meilleur usage et domine largement sa matière. C’est toujours pour en revenir à une exégèse traditionnelle rajeunie, ou à une exégèse moderne densifiée par la tradition. L’herméneutique des Pères de l’Eglise, loin d’être dévalorisée par l’éclairage scientifique s’en trouve comme stimulée et revivifiée.
22 MAI
Comment être indifférent au spectacle actuel de la politique avec ce nouveau président superactif, ces multiples chantiers de réformes, son état-major ministériel et, déjà, les premiers voyages à l’étranger, les initiatives diplomatiques ? On peut se dire que cela est précaire, fragile : le dynamisme des premiers jours va bientôt se heurter aux obstacles des intérêts et des oppositions qui, tôt ou tard, se réveilleront. On a tout de même un phénomène intéressant, et l’adhésion massive de l’opinion témoigne que quelque chose a bougé. Peut-être de façon plus déterminante qu’avec Giscard, en 1974, ou Mitterrand, en 1981. L’interrogation sous-jacente consiste à se demander si tout cela a globalement un sens, s’il y a une réelle pensée qui anime l’ensemble. Sans vouloir se référer à des exemples trop forts – De Gaulle a dit que derrière les victoires d’Alexandre, il y avait Aristote – il est permis d’y réfléchir. Après une certaine atonie de style rad-soc, il n’y aurait tout de même pas qu’une agitation de joggeurs et l’accélération du rythme général ! Il faut attendre pour que tout se dessine sérieusement, que les lignes s’affirment, que cette effervescence livre son intention directrice.
Je reviens un peu en arrière à propos de la formule sur Alexandre et Aristote. Pour retrouver la citation exacte (elle est finalement dans Vers l’Armée de métier), j’avais d’abord repris Le Fil de l’Epée. Mais le moment passé avec ce court essai, vif, brillant m’a impressionné et renvoyé à la nostalgie de la belle culture classique de l’auteur. C’est l’esprit militaire qui est en cause, mais comment ne pas voir qu’il est proche de l’esprit politique dans l’art de la décision, du caractère, et de relations entre l’action et la doctrine. C’est pourquoi je ne m’éloigne pas de l’actualité. Qu’un chef d’Etat fasse preuve de détermination ou que, dès le départ, il s’affirme par un style d’énergie, ce n’est pas forcément à mettre au crédit du spectacle, de la communication moderne, ou, pire, du langage people. Sans doute, ce style flatte-t-il ce genre de tendances. L’important est de savoir s’il les dépasse et les surdétermine.
Il y a les discours – et ceux écrits par Henri Guaino pendant la campagne m’ont beaucoup intéressé – mais il y a l’action. Et l’action est toute dans l’art d’exécution qui peut passer par la promptitude, la surprise et la manœuvre de débordement. Et les principes ? De Gaulle cite Bugeaud : “A la guerre, il y a des principes, il y en a peu.” Faut-il en dire autant pour l’art de diriger l’Etat ? Sans doute que oui, parce que le pragmatisme pur se perd en prudence trop prudente et le machiavélisme, au pire sens du terme, en perte de conscience de soi. Aussi, parce qu’une trop grande théorisation fait fi des circonstances et des occasions. De Gaulle a des pages magnifiques là-dessus où il traverse l’histoire militaire à grand pas et multiplie les formules ciselées. Du coup, je retrouve Alexandre au travers de Barrès : “Il suffit à Barrès de contempler les effigies d’Alexandre et ce qui s’y trouve à la fois de serein et de passionné, d’auguste et de terrible, pour discerner la source de l’autorité qui maintint en ordre, treize années durant, au milieu d’épreuves indicibles, des lieutenants jaloux et des soldats turbulents, et fit accepter l’hellénisme à tout un monde farouche et corrompu.” Et c’est quand même Aristote qui se profile !
Voilà ! On me dira que c’est un peu audacieux de se lancer dans ce genre de considérations alors que le commentaire du quotidien nous incline au prosaïsme, aux combinaisons partisanes, au jeu d’échecs ou de billard, avec des calculs trois coups d’avances. Mais de Gaulle ne contredit pas ce genre de nécessité prosaïque ou de modalité basse. L’art d’exécution les requiert. Pourvu que cela, ait, en définitive, du sens et serve le bien public, le vrai sentiment européen et mondial auquel s’ordonne la passion nationale.
24 MAI
Jacques Vergès laisse difficilement insensible. Le film documentaire que Barbet Schroeder a intitulé L’avocat de la Terreur, et qui le concerne tout entier, ne peut que relancer la discussion sur un homme particulièrement énigmatique et souvent déroutant. Ma route a croisé un jour celle de Jacques Vergès, au début du premier septennat de François Mitterrand et je n’ai jamais oublié notre entretien, dans son bureau que je serais aujourd’hui dans l’incapacité de situer dans Paris. J’avais été sensible à l’esthétique du cadre et à l’étonnante intelligence de l’homme. Son souci était de contester la politique de la Justice menée par le Président, qui était alors célébrée dans le sillage de l’action du garde des Sceaux Robert Badinter. Vergès ne partageait nullement ce sentiment, et pour m’avertir de la rouerie du pouvoir, m’exposait l’affaire d’une dame japonaise dont il défendait les intérêts. J’ai tout oublié aujourd’hui, sauf qu’après compte-rendu de ma visite à mon directeur de rédaction, celui-ci, par peur de tomber dans un traquenard, décida qu’on ne relaierait pas la polémique du trop célèbre avocat.
L’homme ne m’était nullement étranger. J’avais le souvenir précis de ses engagements pendant la guerre d’Algérie, et sa réapparition après son étrange retrait de la scène française durant les années 70 ne m’avait pas échappée. La façon dont il redevint avocat de premier plan, avec des causes fracassantes, suscitait en moi un malaise d’autant plus profond que Vergès se chargeait de suggérer, derrière cela, un nietzschéisme de très mauvais aloi. Sa philosophie d’extrême-gauche, de type marxiste, avait-elle cédé le pas à un esthétisme de la transgression ? Sa défense dite de rupture lors du procès Barbie, ne pouvait me convaincre, d’autant que j’avais été très impressionné par le témoignage de mon ami André Frossard à Lyon avec son explicitation de la notion de crime contre l’humanité.
Aujourd’hui, la complexité du personnage me rend plus nuancé à son égard, sans qu’aient disparu les réflexes de suspicion quant à beaucoup de ses complaisances. Bien sûr, un avocat doit être capable, selon une célèbre formule, “de les défendre tous”, y compris les pires criminels. J’ajoute que j’ai toujours trouvé limite la façon dont certains – avocats ou non – épousaient des combats d’une extrême violence impliquant le terrorisme aveugle, sans qu’ils semblent trop s’en émouvoir. Jacques Vergès a eu le terrible courage de tout assumer, y compris les dimensions les plus ténébreuses de ses descentes aux abîmes. Pour le lui imputer à crime, il faut soi-même n’avoir jamais pactisé avec aucune transgression.
26 MAI
Avec Pierre-André Taguieff, j’ai un désaccord profond qui ne date pas d’hier. Les positions qu’il défend, depuis la fin des années 80 dans le domaine de la bioéthique ont toujours provoqué de ma part un dissentiment qui s’est ranimé à la lecture de son dernier essai (La bioéthique, ou le juste milieu. sous-titré Une quête de sens à l’âge du nihilisme technicien, Fayard). Comme l’indique ce sous-titre, Taguieff se définit contre le nihilisme et n’entend pas se laisser aller à la facination scientiste. Mais son projet de juste milieu ne me convainc pas, pas plus que sa distinction entre eugénisme totalitaire et eugénisme libéral, individualiste ou domestique. Jean-Claude Guillebaud me rappelle qu’il avait exprimé son désaccord avec le même sur ce sujet dans son livre paru en 2001, Le principe d’humanité (au Seuil). Il y avait en effet résumé la substance d’un débat qui avait opposé Taguieff à Jacques Testard.
Cela m’a permis de relire certains chapitres de Guillebaud, en les resituant dans l’ensemble d’une œuvre dont on ne dira jamais assez combien elle est éclairante dans les défis d’aujourd’hui. Parmi les auteurs cités – toujours à propos de l’eugénisme – j’ai retrouvé avec intérêt le nom de François Dagognet, connu pour ses positions très favorables aux avancées interventionnistes et sélectives dans ces matières… Or, j’ai fait sa connaissance – Oh surprise ! – chez les petits gris, car il entretenait des relations très cordiales avec le Père Marie-Dominique Philippe, ce qui ne me scandalise absolument pas. Les vertus d’accueil du fondateur étaient telles qu’il ouvrait sa porte à tous, y compris à ceux dont il était intellectuellement éloigné. Ces rapports cordiaux étaient sans équivoques quant aux désaccords de fond.
Nul doute que s’il avait connu Taguieff, le Père Marie-Do ne se soit conduit de la même façon. Le désaccord demeure et il s’approfondit même. Pierre-André Taguieff achève son dernier essai par des prolongements du côté de l’écologie, en dépassant la catégorie d’humain par celle de vivant, en alléguant Schopenhauer : “notre vrai moi ne réside pas dans notre seule personne, dans le phénomène que nous sommes, mais bien en tout ce qui vit”.
Eugen Drewermann s’est enfoncé dans le même vitalisme, et ceux qui veulent nous persuader de notre extrême proximité avec les gorilles, au nom de notre faible différence génétique, ne me rassurent pas. “Il y a une manière non anthropocentrique de fonder le respect de la vie et de la nature”. Sans doute, mais si la différence anthropologique s’y perd, est-ce un gain ? C’est pourquoi je suis farouchement du côté de Guillebaud pour la défense du principe d’humanité.
27 MAI
L’état de santé du cardinal Lustiger s’est aggravé ces dernières semaines et tous ses amis en ont le cœur serré. Je n’ai jamais voulu confier à ces pages, qui relèvent d’une réflexion personnelle – ce qui s’apparente trop à la confidence. Sinon, j’aurais souvent dit combien l’attachement que j’ai à l’égard de cet homme, que j’admire et vénère, est profond et indéfectible. J’aimerais que la Providence le garde parmi nous encore longtemps, car son témoignage est un des plus forts de ce temps. J’ai eu l’occasion, à diverses reprises, d’expliquer que dans les années 80, il y avait eu une conjonction exceptionnelle, celle du pape polonais et de l’archevêque de Paris, et que cela avait été une grâce sans prix pour le journaliste que j’étais, chargé au surplus de l’information religieuse. Je n’avais pas eu la chance de connaître le jeune aumônier de la Sorbonne – il s’en est fallu de peu d’ailleurs. Mais j’ai trop d’amis qui furent proches de lui alors pour ne pas savoir quelle stature il avait déjà et comment il put aider de jeunes intellectuels à s’émanciper des courants qui traversaient le Quartier latin, pour prendre leur liberté et s’intéresser à autre chose qu’au marxisme et à l’existentialisme athée.
Jean-Luc Marion m’a confié que c’est l’abbé Lustiger qui, le premier, lui avait parlé de Balthasar, dont il avait pressenti la force prophétique. C’est pourquoi d’ailleurs, je n’ai pas été étonné, par le magistral exposé liminaire que le Cardinal avait prononcé lors du colloque de l’Unesco à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur de La dramatique divine. Entre Lustiger et Balthasar, la parenté est étonnante : acuité intellectuelle exceptionnelle, large information, qui puise à tous les registres de la culture et, parallèlement – et dialectiquement devrais-je dire -, une profondeur spirituelle, où ils respirent l’un et l’autre, qui nous fait accéder à une théologie complètement traditionnelle et toujours nouvelle. Ce n’est pas un hasard si, lors de ma première rencontre personnelle avec l’archevêque de Paris, ce nom de Balthasar fut prononcé. Celui-ci venait de traduire en allemand, Les sermons d’un curé de Paris. Ceux qu’avait prononcés l’ancien curé de Sainte-Jeanne de Chantal, à la porte de Saint-Cloud… Lorsque j’avais rendu visite, avec mon ami Philippe Delaroche, au grand théologien suisse, dans sa belle ville de Bâle, il ne nous avait pas caché qu’il considérait notre archevêque comme un successeur possible de Jean-Paul II.
(à suivre)
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Dénoncer les abus sectaires dans la vie consacrée et passer l’épreuve en union au Christ Epoux
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918
- EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE « AFRICAE MUNUS » DU PAPE BENOÎT XVI
- L'Église est apostolique et romaine