16 FEVRIER
Deux journées bien remplies, ces mercredi et jeudi. Mercredi, je suis allé à Lyon pour les obsèques du père de ma belle-sœur. Cérémonie sans prêtre à la chapelle de l’hôpital. Absence compensée par le dévouement d’une laïque en charge de l’aumônerie. La liturgie me manque, même si la spiritualité du dénuement nous est parfois une dure nécessité. L’inhumation a lieu dans un cimetière accroché à la colline de Fourvière qui me fait rêver intensément. D’abord au “juste” qui va trouver ici sa dernière demeure dans un cadre que je préfère de loin au côté fonctionnel de trop de nos cimetières urbains. Ici c’est la colline sacrée, la proximité de la basilique, l’histoire romaine est plus prochaine. J’ai repéré au passage quelques tombes monumentales évoquant des grands noms lyonnais et aussi de plus humbles qui me parlaient parce qu’ils me renvoyaient à des souvenirs très nets dans mon esprit. Tel notable lyonnais rencontré à l’Hôtel de Ville au côté du cardinal Decourtray à la veille de la venue de Jean-Paul II. Tel prélat qui avait joué un rôle à un certain moment mais dont le zèle avait provoqué quelques dégâts… C’est une leçon qui se déroule ainsi dans la tête, très vite, à parcourir les allées, qui donne une certaine philosophie sur l’écoulement du temps. Comment l’Histoire qu’on a soi-même vécue devient du passé à restituer et à conter éventuellement aux nouvelles générations. Un de mes
maîtres m’assénait, à un âge plus
tendre, qu’il fallait vieillir pour acquérir le vrai sens de l’Histoire !
Comment admettre qu’un tel sens se fige dans ces tombes minérales, que le temps vécu s’évapore dans la buée d’une colline ? Pascal avait médité là-dessus et on ne le dépassera jamais dans ses interrogations existentielles. Le passé foisonnant nous renvoie à une intelligibilité du destin qui rend insupportable l’idée que tout passe et retourne au néant.
Toute élaboration de style platonicien trouve vite ses limites, sans recours à la résurrection.
Le lendemain, le paysage change. Redevenu parisien, me voici dans une salle du Palais Bourbon, reçu par le député André Santini, pour parler de nos institutions et de leur avenir. J’y retrouve d’excellents amis qui abordent très différemment le problème. Ainsi Fabrice Hadjadj qui cite Günther Stern, le premier mari d’Hannah Harendt, et nous renvoie à la gravité anthropolique du politique.
18 FEVRIER
Au risque de surprendre, j’affirme que l’annonce du décès d’Arnaud Marty-Lavauzelle m’a touché. Je ne l’ai jamais rencontré, ne partageais évidemment pas ses convictions en ce qui concerne la cause homosexuelle, mais je regrette de n’avoir pu me joindre à l’assemblée de prière qui a réuni ses proches en l’église des Blancs-Manteaux lors d’une ultime bénédiction. Pour un chrétien, il y a obligation de solidarité dans l’intercession pour tout frère humain. Mais dans le cas d’Arnaud Marty-Lavauzelle, il n’y a pas que cela. J’y ajoute l’évidence d’un véritable héroïsme qui, provoquant en moi une admiration totale, m’incite à saluer la mémoire d’un lointain que je ne puis concevoir que comme un fraternel prochain. Des articles de presse ont rappelé sa lutte épuisante à l’heure où pour des “militants” comme lui, voués à l’accompagnement des personnes en deuil pour cause de Sida, “il fallait supporter ces rendez-vous quasi-hebdomadaires au funérarium du Père-Lachaise”.
Je n’ai jamais sous-estimé cette tragédie qui a porté au bord ou au bout du désespoir des milliers de personnes qui avaient accompagné des malades à un moment où il n’y avait aucun remède efficace contre le Sida.
Un souvenir me revient à propos d’une veillée de prière organisée à l’église Saint-Eustache pour les victimes de la pandémie. Mon amie très chère, Margarita, à l’époque journaliste à Radio-Notre-Dame, et depuis religieuse contemplative, avait été vivement émue par le nombre de gens en pleurs venus prier ce soir-là. Elle regrettait qu’on n’ait pas pu mieux les accueillir, ouvrant son cœur à une immense détresse. Je ne l’ai jamais oublié.
Par ailleurs, j’ai pris conscience de la somme de dévouements incroyables qu’avaient suscité la compassion pour les malades et la mobilisation à l’intérieur d’associations destinées à les prendre en charge. C’est notamment la lecture du livre de Frédéric Martel, reprenant tout l’historique de la mouvance homosexuelle, qui m’a instruit de cette réalité que je n’ignorais pas, mais dont je ne percevais pas la véritable ampleur.
Pour en revenir à Arnaud Marty-Lavauzelle, il est mort lui-même de la maladie qu’il avait tellement combattue (il avait appris sa séropositivité en 1987). Evoquer sa mémoire, c’est se persuader de l’étonnante énergie déployée, année après année, pour juguler le mal, expérimenter sur son propre corps les médicaments découverts et aussi organiser la solidarité dans le cadre d’associations comme AIDS. Sa générosité le pressait de développer l’accès aux trithérapies aux pays du Sud. Rien de surprenant au fait que Daniel Defert ait pensé à lui comme successeur direct.
Cela dit, je mesure l’extrême difficulté de retrouver de tels interlocuteurs comme adversaires lorsque leur militantisme les conduits à revendiquer une transformation radicale de la société au nom de convictions acquises du fait de leur situation existentielle et de leurs combats au service d’une communauté qu’ils estiment ostracisée et persécutée depuis toujours. La force – à certains égards torrentielles – de leur revendication s’alimente de ce qu’ils considèrent comme une injustice ontologique, le déni de reconnaissance d’une humanité née comme cela, orientée de façon indélébile à “l’amour du semblable”. Lorsque l’injustice rencontre la tragédie des années 80, l’intensité de la révolte renverse toutes les digues et accuse violemment le déni de légitimité immémorialement inscrit dans les lois humaines, sociales et religieuses. Et toute opposition à leur revendication est reçue comme une agression insupportable, une sorte de contestation de ce qui est leur être et leur vivre, tels que l’on se reçoit de
l’être et de la vie. Qui n’est pas entré dans l’intimité d’une telle révolte ne peut comprendre, je crois, la sincérité indéniable du procès fait à l’homophobie. Une homophobie monstrueuse, parce qu’elle n’est pas seulement la haine reflétée sans cesse sur le visage de l’autre, mais parce qu’elle s’enracine dans un refus abyssal, une fin de non-recevoir contre laquelle se brisent des appels de détresse et des cris de souffrance.
Je ne fais pas de pathos, je crois rendre compte, avec rigueur, d’une réalité massive qui n’a cessé de monter en puissance depuis une trentaine d’années. Quiconque n’a pas tenté de la comprendre se trouve dans une impossibilité radicale à saisir l’enjeu qui est certes anthropologique, mais auquel seul l’empathie anthropologique donne accès. Je ne veux pas me risquer trop avant dans cette investigation. Elle a quelque chose de vertigineux dont la lecture de Michel Henry achève de me persuader à travers sa philosophie de la chair. Pour être persuadé qu’il y a blessure dans la chair au sens de ce grand penseur, je m’interroge, en effet, sur la signification phénoménologique de l’exclusive fixation affective sur le même que soi, antérieure à toute expression proprement sexuelle mais néanmoins signifiée dans la chair. De telle façon que la proposition de l’Ecriture Ils ne feront qu’une seule chair se trouve défiée de façon directe. Je vais m’arrêter là, mais non sans indiquer combien la perplexité devant pareille étrangeté s’accroît jusqu’à l’indicible.
20 FEVRIER
Les enquêtes de Pierre Péan sont toujours passionnantes. Elles sont servies par une rare intelligence des situations historiques, des destins personnels les plus singuliers. J’ai dit à diverses reprises combien Une jeunesse française, qui fit scandale en révélant toute une période mal connue de la vie de François Mitterrand, m’avait impressionné par son intime compréhension d’une période, celle de l’Occupation, que peu d’historiens professionnels ont su rendre avec un tel sentiment de présence. Je n’ai pu me retenir de me précipiter sur son Jacques Chirac, alors que bien d’autres livres – certes plus austères – auraient dû me détourner de cette concession à l’actualité. Je n’ai pas été déçu et dois avouer ma stupéfaction de découvrir le personnage Chirac hors des conventions et du langage officiel que le Président pratique si efficacement. Non que Pierre Péan produise des révélations bouleversantes – même si son information est souvent inédite, venant de Jacques Chirac lui-même. Cela fait un certain temps que le goût de l’hôte de l’Elysée pour les arts premiers, les civilisations d’Extrême-Orient, ainsi que son étrange phobie à l’égard de la culture occidentale, sont de notoriété publique. Ma stupéfaction vient d’une prise de conscience aiguë du caractère radical, originel, irréductible de cette étrangeté chiraquienne L’homme privé, chez Mitterrand, était en quelque sorte public. On connaissait ses auteurs préférés, ses visites aux librairies d’occasion pour y débusquer des éditions anciennes. On savait qu’il lisait Renan en avion, qu’il affectionnait Chardonne et Drieu, ne supportait pas Malraux. Avant son élection, il faisait confidence aux lecteurs de L’Unité, journal du parti socialiste, d’un pèlerinage à Vézelay et Mauriac nous avait avertis de longue date des origines catholiques de ce jeune homme de droite passé à gauche sans qu’on
puisse parler de coupure intellectuelle, la synthèse des influences et des tropismes correspondant à une alchimie mystérieuse quoique bien française. Avec Chirac, c’est tout le contraire. L’homme privé s’est toujours arrangé pour garder farouchement son quant à soi et il a toujours trouvé très commode que l’on parle d’inculture à son propos pour mieux abriter sa vie intérieure.
Pour aller plus loin :
- 8-9-10 mai, deux jours Lyon-Centre pour les jeunes
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010
- Jean-Paul Hyvernat
- La France et le cœur de Jésus et Marie